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Full text of "Le Semeur"

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P4S5 


i  N°  1 


Novembre  1918 


LE  SEMEUR 


<q&     <^> 


Le   Numéro  :  75  centimes 


SOMMAIRE: 

| 

Raoul  ALLIER.     Allégresse  et  reconnaissance. .  .  . 

1 

F.  DURRBACH.    Les  leçons   du    patriotisme  dans 
Dèmosthène 

36 

J.-J.  BOUVIER.    Glanures  spirituelles *. . 

Nos  Tablettes  d'or 

41 

Notes  et  Documents. 

La  question  flamande  et  la  France.  —  Pour  le  cha- 
pitre   des    chapeaux.    —    Après    les    massacres 
d'Arménie.  —  Mdrc-Aurèle  et  le  Christianisme. 
—  L'Ancien  Testament  et  /' Evangile 

-7* 

Coin  des  Nouvelles. 

Fédération  française.  —  Lille.  —  Chine.  —  Etats- 
Unis.   —    Grande-Bretagne.    —    Pays^Qas.   — 



1                                                                                     

PARIS 

41,  RUE   DE   PROVENCE,  41 


r 


LE     SEMEUR 

est   l'organe    de9  Associations    Chrétiennes 
d'Étudiants  de  France 

//  paraît  le  20  de  chaque  mois,  de  Novembre  à  Juillet 
DIRECTEUR  ET  RÉDACTEUR   EN   CHCF: 

41,  Rue   de   Provence,    PARIS 

-?• 

Le  Numéro  :  O  fr.  7S 

-*- 

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important  d'observer  cette  règle. 


Les  opinions  exprimées  dans  les  articles  signés 
n'engagent  que  les  signataires 


LE 

SEMEUR 

21* 

Année.  N°  1 

Novembre 

1918 

ALLEGRESSE  ET  RECONNAISSANCE  (1) 


Lorsque,  lundi  dernier,  la  voix  grave  des  ca- 
nons et  le  chant  ailé  des  cloches  ont  proclamé 
la  grande  nouvelle,  une  parole  du  psalmiste  s'est 
imposée  à  mon  souvenir  :  «  C'est  ici  la  journée 
que  l'Eternel  a  faite  !  »  L'allégresse  dont  nous 
vibrons  est  de  celles  que  les  mots  et  les  gestes 
ne  parviennent  pas  à  traduire.  Elle  ne  peut 
s'épanouir  que  dans  un  cantique  d'actions  de 
grâces. 

Oui,  merci  à  Dieu  !  Elle  a  pris  fin,  la  formi- 
dable tuerie  qui,  depuis  plus  de  quatre  ans,  déci- 
mait l'humanité.  Elle  ne  nous  hantera  plus, 
l'affreuse    question    qui    nous    torturait    chaque 


(i)  Discours  prononcé  le  18  novembre  1918  dans  une  réu- 
nion d'actions  de  grâces  convoquée  à  l'occasion  de 
l'armistice. 


LE   SEMEUR 


soir  :  quelle  mort  faudra-t-il  apprendre  demain 
matin  ?  Elle  est  rendue  à  elle-même,  cette  Bel- 
gique loyale  qui  a  si  cruellement  expié  son  crime 
de  mettre  au-dessus  de  tout  son  honneur.  Elles 
sont  délivrées,  nos  provinces  du  nord,  toutes 
couvertes  de  ruines,  c'est  vrai,  toutes  saignantes 
d'atroces  blessures,  mais  débarrassées  de  la 
souillure  de  l'occupation.  Elles  ont  repris  leur 
place  au  foyer  de  la  famille  française,  cette 
Alsace  et  cette  Lorraine  dont  la  fidélité  à  toute 
épreuve  a  triomphé  de  toutes  les  persécutions, 
des  plus  sournoises  comme  des  plus  violentes,  et 
qui  acclament  en  nos  soldats  les  frères  retrouvés. 
Elles  conquièrent  leur  indépendance  définitive, 
ces  nations  opprimées  qui,  si  longtemps,  ont  re- 
vendiqué vainement  leur  droit  à  l'existence,  qui 
se  sont  obstinées  à  espérer  contre  toute  espérance 
et  dont  les  rêves  les  plus  ardents  se  sont  trouvés 
au-dessous  de  la  réalité  qui  surgit.  Elles  sont 
tombées,  les  puissances  de  proie  qui  préparaient 
l'universelle  exploitation  des  peuples  asservis  ; 
et  les  princes  ivres  d'orgueil,  qu'elles  avaient  sui- 
vis avec  enthousiasme  dans  l'œuvre  de  pillage  et 
de  mort,  sont  en  fuite  et  ils  s'en  vont  mendier 
chez  les  pays  neutres,  contre  la  justice  qui  vient, 
une  protection  momentanée. 

Une  immense  joie  gonfle  la  poitrine  des  en- 
fants des  hommes,  et  nous  en  prenons,  nous, 
chrétiens,  notre  large  part.  Mais  il  y  a  une  joie 
qui  est  bien  à  nous  et  qui  nous  remue  jusqu'au 


ALLEGRESSE    ET    RECONXAISSAN'CE 


plus  profond  de  notre  être  :  la  gloire  de  notre 
Dieu  est  sauve. 

Ah  !  qu'on  ne  se  scandalise  pas  de  ce  propos, 
qui  est  très  réfléchi.  Il  paraît  que  certains,  parmi 
nous,  avaient  espéré  un  peu  à  la  légère  que  la 
guerre  produirait  d'elle-même  un  réveil  religieux. 
S'ils  ont  reçu  beaucoup  de  confidences  des  âmes 
douloureuses,  ils  ont  dû  vite  éprouver  au  moins 
autant  de  craintes  que  d'espérances.  Sans  doute, 
surtout  dans  les  débuts,  bien  des  créatures  en 
détresse,  sentant  le  sol  chanceler  sous  leurs  pas, 
ont  regardé  vers  le  Dieu  dont  on  leur  avait  parlé 
dans  leur  jeunesse.  Sans  doute  de  pauvres  pa- 
rents, de  pauvres  veuves,  aux  prises  avec  tous 
les  crucifiements  du  deuil,  pensant  au  petit  tertre 
sous  lequel  repose  un  être  aimé,  ont  retrouvé  le 
sens  des  réalités  invisibles  et  recherché  la  paix 
du  Christ.  Sans  doute  plus  d'un  homme,  étranger 
jusqu'ici  aux  choses  religieuses,  a  été  pris,  de- 
vant les  problèmes  posés  par  la  guerre,  d'une 
angoisse  intime,  a  fait  son  examen  de  conscience, 
a  compris  que  le  problème  du  mal  n'était  pas 
une  simple  curiosité  théologique  et,  ayant  fini 
par  rencontrer  Celui  qui  a  les  paroles  de  vie,  lui 
a  dit  :  «  Me  voici.  Que  faut-il  que  je  fasse  ?  »... 
Je  sais  tout  cela,  et  j'en  rends  grâces  au  Christ 
vivant  qui  n'arrête  jamais  son  travail  dans  le 
monde  et  dans  les  âmes... 

Je  sais  tout  cela,  oui.  Mais  je  sais  aussi  que 
d'autres  âmes,  dès  le  premier  déchaînement  de 


LE    SEMEUR 


la  guerre,  ont  été  hantées  par  cette  interrogation  : 
«  Où  donc  est  Dieu  qui  n'empêche  pas  un  tel 
cataclysme  ?  »  Puis,  quand  la  guerre  s'est  pro- 
longée, leur  anxiété  a  gagné  de  proche  en  pro- 
che. Le  crime  commis  contre  l'humanité  prenait 
de  telles  proportions  que  bien  des  consciences 
religieuses  devaient  s'imposer  le  silence  pour 
éviter  de  formuler  des  questions.  Puis,  la  guerre 
n'a  pas  menacé  seulement  de  s'éterniser.  Elle  a 
semblé,  à  certains  moments,  préparer  la  ruine  de 
toute  justice.  Les  souffrances  sans  fin  de  la  Bel- 
gique entêtée  dans  sa  loyauté,  l'effroyable  mar- 
tyre de  la  Serbie  calomniée,  le  supplice  de  la 
Roumanie  trahie,  l'extermination  systématique 
des  Arméniens,  les  atrocités  perpétrées  contre 
des  populations  déportées  comme  des  troupeaux 
selon  les  méthodes  renouvelées  de  Babylone  et 
de  Ninive,  la  perpétuelle  réussite  de  ceux  qui 
multipliaient  à  plaisir  tous  les  attentats  contre 
le  droit  des  gens,  tout  cela  hurlait  un  démenti 
brutal  aux  exigences  élémentaires  de  la  cons- 
cience morale.  Je  connais  des  chrétiens  fervents, 
des  chrétiens  dont  la  foi  personnelle  n'a  jamais 
été  ébranlée,  et  qui  se  surprenaient  à  murmurer: 
«  Comment  des  hommes  auront-ils,  après  la 
guerre,  le  courage  d'enseigner  à  leurs  frères  que 
Dieu  est  le  Saint  et  que  Dieu  les  aime  ?  »  Et  je 
connais  des  pasteurs,  des  hommes  consacrés 
corps  et  âme  à  l'évangélisation,  et  qui  se  pre- 
naient la  tête  à  deux  mains  en  se  demandant  : 


ALLEGRESSE    ET    RECONNAISSANCE 


«  Si    l'Allemagne   est   victorieuse,   quels   propos 
porterai-je  en  chaire  ?...  » 

Ceux  qui  parlaient  ainsi  n'étaient  pas  des 
païens  modernes,  habillés  à  la  chrétienne,  habi- 
tués à  mobiliser  Dieu  au  service  de  leurs  ambi- 
tions nationales,  irrités  contre  une  idole  qui  les 
aurait  déçus.  Ils  avaient  et  ils  ont  horreur  de 
toutes  les  formes  d'impérialisme  et  ils  n'auraient 
pas  hésité,  s'il  l'avait  fallu,  à  fustiger  leur  pro- 
pre peuple  au  nom  de  la  sainteté  de  l'Eternel.  Et 
c'est  parce  qu'ils  avaient  la  vision  obsédante  de 
cette  sainteté  qu'ils  étaient  obligés  de  mettre  leur 
main  sur  leur  bouche.  Ah  !  ils  étaient  bien  con- 
vaincus que  Dieu  aurait  son  jour.  Ils  le  procla- 
maient et  ils  l'attendaient.  Mais  leurs  affirma- 
tions se  heurtaient  à  la  contradiction  des  faits  ; 
et  l'attente,  quoique  invincible,  était  longue  et 
douloureuse...  Et  voici  que,  soudain,  nous  nous 
évadons  de  ce  mauvais  rêve.  En  quelques  semai- 
nes, l'édifice  du  crime  s'est  effondré.  Les  prin- 
ces qui  l'avaient  construit  sont  balayés  comme 
la  poussière  sur  la  route  ;  le  peuple  qui  s'y  ins- 
tallait, frémissant  d'une  joie  féroce,  essaie,  avec 
des  gestes  encore  inexpérimentés,  de  se  camou- 
fler en  démocratie  humanitaire.  Les  mêmes  na- 
tions, dont  on  craignait  d'entendre  invoquer  les 
noms  contre  la  justice  de  Dieu,  témoignent  main- 
tenant de  la  fidélité  de  cette  justice,  et  leurs  Te 
Deitm  s'associent  aux  nôtres  pour  rivaliser  avec 
eux   d'enthousiasme   reconnaissant...   Oh  !   la   si- 


LE   SEMEUR 


gnification  profonde  de  ces  Te  Deuin.  Nous  te 
supplions,  ô  Père,  de  nous  pardonner  la  faiblesse 
de  notre  foi  trop  aisément  tentée.  Nous  te 
louons  parce  que  tu  n'es  pas  le  Dieu  caché  et 
lointain,  parce  que  tu  es  Celui  qui  ne  sommeille 
ni  ne  dort,  parce  que  tu  es  le  Fort  et  le  Fidèle  ! 
Nous  te  louons...  Et  voici,  tandis  que  je  pro- 
nonce ces  mots,  une  idée  traverse  mon  esprit,  et 
j'en  éprouve  un  frisson  de  terreur.  A  quoi  donc 
a-t-il  tenu  que  nous  n'ayons  pas  à  entonner  ces 
Te  Deum  f  La  vérité,  la  voici.  Il  aurait  suffi 
d'une  criminelle  défaillance  des  hommes  pour 
amener,  au  moins  pour  un  temps,  la  défaite  de 
Dieu.  Si  nous  avions  prêté  l'oreille  aux  sugges- 
tions du  découragement  et  de  la  lâcheté,  si  nous 
avions  dit  :  non,  au  devoir,  sous  prétexte  qu'il 
était  trop  difficile,  si  nous  n'avions  pas  voulu, 
clans  les  pires  heures,  maintenir  notre  foi  dans 
la  justice  éternelle  et  épier  avec  entêtement,  vers 
l'horizon,  les  premiers  rayons  de  l'aube  espérée, 
les  événements  que  nous  célébrons  aujourd'hui 
ne  seraient  pas  arrivés,  la  Force  aurait  vaincu 
le  Droit  ;  et  ce'  ne  seraient  pas  seulement  nos 
bien-aimés  qui  reposeraient  dans  une  tombe  : 
c'est  notre  volonté  d'idéal  qui  serait  mortelle- 
ment blessée,  c'est  peut-être  notre  confiance  en 
Dieu  dont  des  hommes  coupables  auraient  été 
les  fossoyeurs.  N'avez-vous  pas  un  frisson 
d'épouvante  à  la  pensée  du  désastre  moral  qui 
aurait  exaspéré  notre  deuil  ? 


ALLEGRESSE    ET    RECONNAISSANCE 


Mais  alors,  est-ce  autre  chose  qu'un  Te  Deum 
qu'il  nous  faut  entonner  ?  Ce  qu'il  faut  chanter, 
est-ce  la  louange  des  hommes  qui  ont  sauvé 
Dieu  ?...  Ah  !  voilà  une  tentation  qui  ne  visitera 
pas  ceux  qui  ont  souffert.  Ils  me  comprennent, 
ceux  qui  ont  savouré  dans  toute  leur  amertume 
les  souffrances  de  cette  guerre,  ceux  qui  ont  dû 
consentir  les  plus  atroces  sacrifices,  ceux  qui, 
voulant  à  tout  prix  tenir  et  aider  les  autres  à 
tenir,  ont  dû  parfois  prendre  leur  cœur  à  deux 
mains  pour  l'empêcher  d'éclater.  Ceux-là  savent 
bien,  et  par  une  expérience  tragique,  qu'ils 
étaient  désespérément  faibles  et  qu'ils  ne  comp- 
taient pas  sur  eux-mêmes.  S'ils  n'étaient  pas 
chrétiens,  ils  ne  trouvaient  pas  un  nom  pour  la 
force  dont  ils  imploraient  le  secours,  mais  ils 
sentaient  bien  que  leurs  misérables  nerfs  avaient 
besoin  d'une  aide  et  ils  l'attendaient,  cette  aide 
mystérieuse, 'et  leur  attente  était  une  façon  de 
prière  sans  formule.  Et  nous,  les  chrétiens,  qui 
donnons  le  nom  de  Père  à  Celui  vers  qui  mon- 
tent les  soupirs  et  les  supplications  des  hommes, 
nous  savons  bien  que,  sans  son  intervention, 
nous  n'aurions  rien  pu.  Nous  savons  bien  que, 
si  nous  avions  prié  davantage,  nous  aurions  été 
moins  faibles  et  moins  en  danger  de  manquer  à 
Dieu.  Nous  savons  bien  quelles  catastrophes  spi- 
rituelles se  seraient  produites  dans  nos  vies  si, 
à  certaines  heures,  quand  notre  pauvre  chair 
était  le  plus  labourée,  quand  notre  âme  passait 


LE    SEMEUR 


par  une  sorte  d'agonie,  nous  ne  nous  étions  pas 
cramponnés  au  Père  avec  l'énergie  de  la  foi  en 
détresse,  si  nous  ne  lui  avions  pas  crié  comme  le 
patriarche  :  «  Je  ne  te  laisserai  pas  que  tu  ne 
m'aies  béni.  » 

Ah  !  louange  et  gloire  à  Celui  qui  n'a  pas 
consenti  à  la  déroute  de  nos  âmes.  C'est  Lui  qui 
s'est  penché  sur  les  existences  les  plus  désem- 
parées et  qui  a  fait  descendre  en  elles  les  éner- 
gies d'en-Haut.  Si  la  France  a  tenu,  si  la  France 
a  vaincu,  c'est  par  l'accumulation  de  milliers  et 
de  millions  de  dévouements  ignorés  ;  c'est  par  le 
rayonnement  de  tant  d'âmes  qui  ont  consenti, 
dans  leur  obscurité,  les  pires  sacrifices  et  qui 
ont  été,  sans  le  savoir,  des  sources  d'énergie 
pour  toutes  celles  qui  les  rencontraient.  Et  dans 
ces  âmes  messagères  de  vie,  dans  ces  âmes  ou- 
vrières de  résistance  et  de  victoire,  Dieu  était  à 
l'œuvre.  Gloire  à  Celui  qui  a  daigné  se  servir  de 
pauvres  créatures  humaines  pour  préparer  son 
jour,  le  jour  de  la  justice  triomphante,  le  jour  de 
sa  pleine  gloire  ! 

Allégresse  et  reconnaissance  !...  C'est  aujour- 
d'hui le  cri  spontané  de  nos  âmes.  Mais  j'en 
soupçonne,  parmi  vous,  à  qui  ce  cri  fait  mal.  Ce 
sont  les  pauvres  parents,  ce  sont  les  pauvres  veu- 
ves, ce  sont  les  pauvres  orphelins,  ce  sont  les 
pauvres  fiancées  qui  essaient  bien  de  sourire  à  la 
victoire,  mais  qui  ne  peuvent  ni  ne  veulent 
échapper  à  la  torture  de  leur  deuil...  Oh  !  com- 


ALLEGRESSE    ET    RECONNAISSANCE 


me  je  les  comprends  !  Lundi,  j'attendais,  comme 
tout  le  monde,  l'heureuse  nouvelle.  J'en  trépi- 
gnais d'impatience.  Mais  quand  j'ai  entendu  le 
premier  coup  de  canon,  la  pensée  des  morts 
s'est  imposée  à  moi,  et  mes  yeux  se  sont  remplis 
de  larmes...  Eh  bien  !  à  ceux  et  à  celles  d'entre 
vous  que  cette  souffrance  accable,  j'aurai  le  cou- 
rage de  parler  de  joie  et  de  gratitude.  Je  leur 
dis  :  Laissez-moi  m'adresser  à  vous  comme  si 
nous  étions  dans  l'intimité  et  si,  nous  entrete- 
nant de  nos  morts,  nous  mêlions  nos  souvenirs 
et  nos  larmes.  Il  vous  semble  que  la  victoire  re- 
double votre  supplice.  Demandez-vous  ce  que 
vous  deviendriez  si  la  victoire  nous  avait  été  re- 
fusée. Quoi  !  ceux  que  nous  pleurons  seraient 
morts  pour  rien  ?  Ce  que  nous  avons  enduré 
dans  notre  chair  et  dans  notre  âme,  nous  l'au- 
rions enduré  pour  rien  ?  Et  tandis  que  nos  bien- 
aimés  dormiraient  dans  la  tombe  d'un  champ  de 
bataille,  l'ennemi  insolent  dicterait  au  monde  ses 
exigences  et  détruirait  ce  qui  fait  pour  nous  la 
valeur  de  la  civilisation  et  le  prix  de  la  vie  ?  Si 
ce  malheur  était  arrivé,  ceux  qui  sont  morts 
nous  auraient  été  ravis  deux  fois  ;  et,  devant 
l'apothéose  de  l'iniquité,  nous  aurions  pleuré,  non 
seulement  sur  nos  bien-aimés,  mais  sur  tout  ce 
qu'ils  avaient  voulu  sauver... 

Bénissons  donc  la  victoire.  Bénissons-la  à 
cause  de  nos  morts.  Elle  est  l'exaucement  de 
leurs  prières,  elle  est  le  fruit  de  leurs  sacrifices, 


LE   SEMEUR 


elle  est  l'accomplissement  glorieux  de  ce  qu'ils 
ont  rêvé,  de  ce  qu'ils  ont  voulu.  Ne  refusons  pas 
de  sourire  à  ce  qu'ils  ont  espéré,  à  ce  qu'ils  ont 
acclamé  par  avance.  Ne  refusons  pas  de  com- 
munier dans  l'allégresse  avec  ces  vivants  qui 
n'ont  fait  que  changer  d'affectation. 

Disons  tout  :  au  contraire  de  ce  que  d'aucuns 
peuvent  penser,  ce  sont  les  affligés  cmi  ont,  en- 
tre tous,  qualité  pour  acclamer  la  victoire.  Ceux 
qui  s'en  vont  chantant  dans  les  rues  ne  savent 
pas  toujours  au  juste  pourquoi  ils  sont  si  heu- 
reux. Ils  ne  le  savent  qu'à  proportion  de  ce 
qu'ils  ont  donné  pour  la  cause  sainte  qui  triom- 
phe. Mais,  pour  ceux  qui  ont  donné  le  meilleur 
d'eux-mêmes,  la  victoire  est  quelque  chose  de 
singulièrement  sacré.  Ils  ont  tremblé  pour  elle 
aussi  longtemps  qu'elle  n'était  pas  acquise.  Si 
elle  n'avait  pas  été  complète,  il  leur  aurait  sem- 
blé que  quelque  chose  était  volé  à  leurs  bien- 
aimés.  Elle  est  là,  totale,  éblouissante,  plus  belle 
qu'on  aurait  jamais  osé  la  rêver.  Qu'elle  soit 
bénie  !  Et  ce  monde  nouveau  qui  va  surgir,  avec 
quelle  ferveur  nous  le  saluerons,  avec  quelle  ten- 
dresse nous  voulons  entourer  sa  naissance,  avec 
quelle  âpreté  nous  le  défendrons  contre  ceux  qui 
voudraient  le  saboter  :  il  y  a,  dans  ses  fonde- 
ments, de  notre  chair  et  de  notre  sang.  Ce  n'est 
pas  seulement  la  victoire  que  nous  acclamons,  la 
victoire  qui  est  déjà  d'hier  ;  c'est  tout  ce  qui  sor- 
tira d'elle,  c'est  tout  ce  que  Dieu  attend  d'elle. 


ALLEGRESSE    ET    RECONNAISSANCE 


'Allégresse  et  reconnaissance  !...  Oui,  mais  à 
condition  que  tous  fassent  leur  devoir,  tout  le 
devoir  qui  s'impose  à  eux.  Et  je  pense  tout  par- 
ticulièrement à  vous,  jeunes  hommes  et  jeunes 
filles,  qui  êtes  venus  ici  vous  associer  à  la  joie 
nationale,  prendre  votre  part  des  émotions  qui 
nous  font  vibrer,  et  joindre  à  nos  actions  de 
grâces  les  vôtres.  Il  nous  est  bienfaisant  de  vous 
sentir  tout  près  de  nous  dans  une  heure  aussi 
solennelle.  Mais  ne  vous  y  trompez  pas  :  de 
l'attitude  que  vous  allez  prendre  à  l'égard  de  la 
vie  et  de  ses  obligations  dépendent  les  senti- 
ments de  révolte  ou  de  paix  chez  ceux  qui  ont 
livré  pour  la  patrie  et  pour  tout  ce  qu'elle  sym- 
bolise le  meilleur  d'eux-mêmes.  Après  quelques 
instants  d'émotion,  ne  vous  installez  pas  égoïste- 
ment  dans  une  sécurité  que  vous  n'avez  pas  con- 
quise. Réfléchissez  à  tout  ce  qu'une  élite  dispa- 
rue a  fait  à  votre  place  et  pour  vous.  Réfléchis- 
sez à  ce  que,  dans  un  avenir  prochain,  elle  au- 
rait donné.  Réfléchissez  à  l'appauvrissement 
humain  que  sa  disparition  représente.  Réfléchis- 
sez qu'il  faut  à  tout  prix  que  ces  pertes  soient 
compensées,  que  vous  le  devez  à  vos  aînés  qui 
ont  souffert  et  qui  sont  morts  pour  que  vous 
soyez  épargnés,  et  que  le  devoir  strict  de  chacun 
de  vous  est  de  valoir  dix  fois  ce  qu'il  aurait  valu 
en  des  circonstances  banales.  Réfléchissez  que 
celui  d'entre  vous  qui,  sachant  tout  cela,  se  dé- 
robera, sera  tout  simplement  traître  à  ses  aînés, 


LE    SEMEUR 


traître  à  la  France,  traître  à  l'humanité,  traître 
à  Dieu.  Mais  pourquoi  vous  inviter  à  y  réflé- 
chir ?  Vous  l'avez  fait  depuis  longtemps  ;  et  si 
vous  êtes  ici,  c'est  parce  que  votre  parti  e£t  pris 
des  dévouements  nécessaires.  Cette  consécration, 
dont  la  pensée  vous  poursuit,  faites-en  une  réa- 
lité glorieuse  et  sainte.  Ne  vous  détournez  pas, 
quand  vous  sentez  le  regard  interrogateur  des 
mères  en  deuil  et  des  veuves  se  poser  sur  vous. 
Laissez  ce  regard  pénétrer  jusqu'au  plus  pro- 
fond de  vous-mêmes  et  y  apporter  ce  que  Dieu 
entend  y  ajouter,  son  appel  à  tout  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  en  vous.  Faites  à  cet  appel  la  réponse 
que  Dieu  espère,  et  vous  verrez  les  mères  en 
deuil  et  les  veuves  redevenir  capables  de  sou- 
rire à  la  victoire  ;  leur  sourire,  exprimant  une 
allégresse  calme  et  une  reconnaissance  intime, 
ira,  à  travers  leurs  larmes,  vers  vous  qui  conti- 
nuerez la  victoire  des  morts  et  vers  Dieu  qui  sera 
le  vrai  Vainqueur. 

Raoul  Allier. 


*- 


LES  LEÇONS  DU  PATRIOTISME 
DANS  DÉMOSTHÈNE  (1) 


Il  y  avait  un  demi-siècle  à  peine  que  la  puis- 
sance d'Athènes  avait  succombé  dans  la  lutte 
contre  Sparte.  Le  glorieux  cinquième  siècle,  qui 
avait  débuté  par  les  victoires  contre  les  Perses, 
à  Marathon,  à  Salamine  et  à  Platées,  s'achevait 
pour  elle  dans  la  paix  humiliante  que  lui  dictait 
Lysandre.  Ce  fut  alors,  en  Grèce,  la  brutale 
hégémonie  de  Sparte,  puis  la  révolte  victorieuse 
de  Thèbes,  conduite  par  .Pélopidas  et  Epami- 
nondas.  Vers  le  milieu  du  quatrième  siècle  sur- 
git, au  nord  de  la  Grèce,  une  puissance  neuve, 
qui  s'apprête  à  mettre  à  profit  les  discordes  des 
Etats  helléniques  :  la  Macédoine,  restée  jus- 
qu'alors étrangère  à  leur  histoire  et  à  leur  civi- 

(1)  Les  pages  qui  suivent  —  on  s'en  apercevra  au  tour  de 
plusieurs  phrases  —  ont  été  écrites  au  printemps  dernier, 
sous  l'impression  des  angoisses  qui  étreignaient  alors  tous 
les  cœurs.  Je  n'ai  rien  voulu  y  changer.  Elles  resteront 
comme  un  écho  de  ces  heures  douloureuses.  Grâces  à  Dieu, 
notre  patrie  a  échappé  à  un  destin  pire  que  celui  dont 
Athènes  était  menacée  au  temps  de  Philippe;  mais  les 
leçons  que  la  guerre  a  suggérées  resteront  utiles  pour  la 
paix  qui,  elle  aussi,  réclame  l'énergie  des  volontés,  la  pré- 
voyance et  l'organisation,  le  sacrifice  des  égoïsmes  et  le 
culte  d'un  haut  idéal  national. 


14  LE   SEMEUR 


lisation,  un  pays  de  «  barbares  »,  suivant  le 
nom  que  donnaient  les  Grecs  à  tout  ce  qui  était 
étranger,  conduite  par  un  prince  intelligent  et 
ambitieux,  intervenait  dans  les  affaires  des  cités 
grecques,  sur  lesquelles  elle  ne  devait  pas  tarder 
à  asseoir  sa  prépondérance  définitive. 

Dans  ce  drame,  qui  consomme  la  sujétion 
d'Etats  affaiblis  et  fatigués  au  bénéfice  d'une 
nation  plus  jeune,  vigoureuse  et  conquérante,  il 
n'y  a  en  somme  qu'une  de  ces  vicissitudes  bana- 
les, qui  se  sont  m?intes  fois  reproduites  dans 
l'histoire  du  inonde.  Pourquoi  donc  celui-ci  a-t-il 
retenu  spécialement  l'attention  ?  C'est  tout 
d'abord  qu'il  s'agit  ici  d'Athènes,  dont  la  for- 
tune, à  tant  d'égards,  avait  été  incomparablement 
brillante  et  intéresse  la  civilisation  humaine 
tout  entière.  Mais  l'intérêt  du  drame  va  surtout 
à  Démosthène,  qui  fut  l'apôtre  de  la  résistance. 
Dans  les  circonstances  tragiques  où  se  jouait  le 
destin  de  son  pays,  il  fut  le  héraut  du  plus  ar- 
dent patriotisme,  soutint  un  effort  persévérant 
de  vingt  années  pour  ranimer  l'apathie  de  ses 
concitoyens,  et,  s'il  ne  réussit  pas  à  détourner 
d'eux  la  conclusion  presque  fatale  d'un  conflit 
disproportionné,  sauva  l'honneur  de  son  pays. 
Cette  voix,  qui  est  parvenue  jusqu'à  nous,  a 
gardé  tout  le  frémissement  de  la  lutte.  A  enten- 
dre aujourd'hui  le  grand  orateur,  dans  les  heu- 
res tragiques  que  nous  avons  vécues  et  que  nous 
vivons  encore,  nous  le  sentons  tout  près  de  nous. 


LES    LEÇONS    DL'   PATRIOTISME   DANS    DEMOSTHENF.         1^ 

Il  eut  à  combattre  une  puissance  ennemie,  dont 
les  prétentions,  la  politique  et  jusqu'aux  démar- 
ches rappellent  singulièrement  celles  de  l'ennemi 
qui  nous  assaille,  et,  à  l'intérieur,  des  adversai- 
res que  nous  avons  connus  chez  nous  et  qui  pro- 
duisaient, pour  excuser  leurs  défaillances  ou  leur 
lâcheté,  des  arguments  identiques  à  ceux  que 
nous  entendons  de  nos  jours  ;  il  ne  cessa  da 
dénoncer,  chez  ses  concitoyens,  des  faiblesses  ou 
des  tares  dont,  nous  aussi,  nous  avons  souffert  et 
dont  nous  avons  failli  être  les  victimes.  Je 
m'imagine  que  les  accents  de  son  éloquence, 
clairvoyante,  mordante,  généreuse,  éveilleront 
en  nous  plus  d'un  rapprochement  émouvant. 


Lorsque  Démosthène  fit  ses  débuts  dans  la 
vie  politique,  la  lutte  contre  Philippe,  qui  devait 
se  prolonger,  tour  à  tour  déclarée  ou  sournoise, 
pendant  une  vingtaine  d'années,  était  engagée. 
Le  roi  de  Macédoine,  dès  son  avènement,  avait 
montré  ce  qu'il  était  :  très  actif,  très  intelligent, 
bon  capitaine  et  diplomate  retors,  capable  à 
l'occasion  d'actions  hardies,  mais  non  moins 
habile  à  profiter  des  circonstances,  au  surplus 
dépourvu  de  tout  scrupule  de  morale,  il  arrivait 
à  un  moment  où  les  Grecs,  déchirés  par  une 
longue  suite  de  discordes,  lui  offraient  une  proie 
mûre.  Il  créa  une  armée,  qui  fut  un  chef-d'œu- 


IÔ  LE    SEMEUR 


vre  d'organisation  puissante,  celle  qui,  sous  .-on 
fils  Alexandre,  devait  avoir  raison  de  l'empire 
perse  ;  mais  en  même  temps,  il  poussa  à  l'extrê- 
me l'art  d'exploiter  les  rancunes  des  Grecs  divi- 
sés entre  eux  aussi  bien  que  leur  veulerie  géné- 
rale. Aussi  bien  n'a-t-il  garde  d'afficher  des  pré- 
tentions insolentes  qui  risqueraient  de  grouper 
contre  lui  un  faisceau  de  résistances  ;  son  plus 
grand  souci  est  de  ménager  l'opinion.  Quand  il 
entre  en  Grèce,  c'est  sous  le  prétexte  de  défen- 
dre contre  les  Phocidiens  sacrilèges  la  sainteté 
de  Delphes  et  de  protéger  les  opprimés.  Il  ne 
cesse,  et  jusqu'à  la  veille  de  Chéronée,  de  pro- 
tester de  son  amour  pour  la  paix.  Ses  déclara- 
tions trompent  beaucoup  d'honnêtes  gens  :  té- 
moin Isocrate,  dont  l'optimisme  utopique  per- 
sistera à  voir  en  lui  le  champion  de  l'hellénis- 
me ;  il  séduira  d'autres  partisans,  comme  le  vain 
et  orgueilleux  Eschine  ;  des  largesses,  abondam- 
ment distribuées,  achèveront  de  lui  gagner,  dans 
les  diverses  cités,  les  politiciens  faméliques  qui, 
traîtres  conscients  ou  non,  s'emploieront  à  en- 
dormir la  vigilance  de  leurs  concitoyens. 

Démosthène,  dès  le  premier  jour,  a  vu  toute 
l'étendue  du  danger  qui  menaçait,  avec  Athènes, 
la  Grèce  tout  entière.  Ce  n'est  pas  que  le  terri- 
toire de  l'Attique  fût  immédiatement  à  la  merci 
d'un  coup  de  main.  Athènes  possédait,  sur  le 
littoral  de  la  Macédoine,  en  Chalcidique,  en 
Thrace,  dans  la  Propontide,  tout  un  cordon  de 


LES    LEÇONS   DU    PATRIOTISME  DANS   DEMOSTHENE         17^, 

places  fortes,  débris  de  son  ancien  empire  ma- 
ritime, avec  l'alliance  de  quelques  cités  indépen- 
dantes, comme  Olynthe,  qui  lui  assuraient,  avec 
les  richesses  des  mines  et  des  forêts  du  Nord, 
son  ravitaillement  en  blé,  venu  en  grande  partie 
du  Pont  Euxin.  Toutes  ces  places,  Amphipolis, 
Potidée,  Méthone,  tombaient  Tune  après  l'autre, 
par  la  ruse  ou  par  la  force,  aux  mains  de  Phi- 
lippe, qui  occupa  alors  la  Thessalie  et  ne  fut 
arrêté  qu'aux  Thermopyles.  Le  péril  était  fla- 
grant ;  il  s'accrut  encore  lorsque  la  même  année, 
en  352,  Philippe  s'avança  en  Propontide,  d'où  il 
pouvait  couper  le  passage  de  l'Hellespont.  C'est 
dans  l'émotion  de  cette  nouvelle  que  retentit  le 
clairon  de  la  Ie  Philippiqite.  Le  bruit  venait  de 
courir  que  Philippe  était  malade,  puis  qu'il  était 
mort  ;  cela  suffit  pour  que  l'on  fût  tout  disposé, 
à  Athènes,  à  abandonner  le  projet  d'une  expédi- 
tion de  secours  qui  avait  été  décidée. 

«  Quand  donc,  Athéniens,  quand  ferez-vous 
ce  qu'il  faut  ?  Quel  événement  attendez-vous  ? 
—  Que  ce  soit  nécessaire,  dites-vous.  —  Mais 
comment  juger  ce  qui  nous  arrive  aujourd'hui  ? 
Pour  ma  part,  j'estime  que,  pour  des  hommes 
libres,  la  plus  pressante  des  nécessités,  c'est  la 
honte  qui  résulte  des  événements.  Voulez-vous, 
dites-moi,  continuer  à  circuler  sur  la  place  pu- 
blique en  vous  demandant  les  uns  aux  autres  : 
Quoi  de  nouveau  ?  —  Eh  !  quoi  de  plus  nou- 
veau   qu'un    homme    de    Macédoine    victorieux 


LE   SEMEUR 


des  Athéniens  et  faisant  la  loi  à  la  Grèce  ?  — 
Philippe,  dit-on,  est  mort.  —  Non,  mais  il  est 
malade.  —  Eh  !  que  vous  importe  ?  Qu'il  lui 
arrive  malheur,  et  vous  aurez  vite  fait  de  susci- 
ter un  autre  Philippe,  si  vous  n'accordez  pas  à 
la  situation  plus  d'attention  :  car  Philippe  a 
moins  grandi  par  sa  propre  force  que  par  votre 
négligence  »  (ie  Philippe  io-ii). 

De  cette  apathie,  les  premiers  responsables 
sont  les  mauvais  conseillers  qui  ont  l'oreille  du 
peuple.  Beaucoup  d'entre  eux  sont  de  vils  traî- 
tres," simplement  vendus  à  l'ennemi.  Les  haran- 
gues enflammées  de  Démosthène  ne  cessent  de 
dénoncer  les  ravages  exercés  par  l'or  du  roi.  Et 
nous  aurions  peine  à  croire  à  la  puissance  redou- 
table de  la  vénalité,  si  les  humiliantes  expérien- 
ces que  nous  avons  faites  nous-mêmes  ne  nous 
avaient  révélé  que  les  mêmes  procédés  ont  cours 
dans  tous  les  temps  et  trouvent  mille  moyens 
insidieux  pour  amollir  les  énergies.  Mais  lais- 
sons ces  turpitudes  :  aussi  bien  les  traîtres 
ne  trouveraient-ils  aucun  crédit  s'ils  ne  s'adres- 
saient à  des  esprits  déjà  prédisposés  à  accueillir 
les  sophismes. 

Parmi  les  hommes  politiques  dont  Démosthène 
accuse  la  funeste  influence,  il  y  a  les  orateurs 
qui  sont  plus  jaloux  d'être  les  courtisans  du 
peuple  que  ses  sages  conseillers,  attentifs  à  main- 
tenir leur  crédit  personnel,  fermant  les  yeux  sur 
l'avenir,  accusant,  calomniant  ceux  qui  prêchent 


LES   LEÇONS   DU   PATRIOTISME   DANS   DEMOSTIIENE         IQ 

l'énergie  (3e  Philipp.,  2).  Ils  appartiennent  à  la 
catégorie  de  ceux  que  nous  appellerions  les  paci- 
fistes à  tout  prix,  ou,  d'un  mot  qui  a  fait  fortune, 
les  défaitistes.  «  Vient-on  à  parler  de  Philippe  ? 
aussitôt  l'un  d'eux  se  lève  :  Quel  trésor  que  la 
paix  !  Quel  fardeau  qu'une  grande  armée  à  en- 
tretenir !  C'est  le  pillage  de  nos  finances  que  l'on 
veut  !  —  Avec  de  semblables  discours,  ils  vous 
arrêtent,  et  ménagent  à  cet  homme  un  loisir  tran- 
quille pour  l'exécution  de  ses  desseins.  De  là 
résultent  pour  vous  ce  repos,  cette  inaction,  plai- 
sirs qui,  je  le  crains  fort,  vous  paraîtront  un 
jour  bien  chèrement  achetés  ;  et  pour  eux,  vos 
bonnes  grâces,  avec  le  salaire  de  leurs  intrigues. 
Je  pense,  moi,  que  ce  n'est  pas  à. vous  qu'il  faut 
persuader  la  paix,  à  vous,  déjà  persuadés  et  pa- 
cifiques, mais  à  celui  qui  vous  fait  la  guerre. 
Ensuite,  il  faut  regarder  comme  un  fardeau,  non 
pas  ce  que  nous  dépensons  pour  notre  sûreté, 
mais  les  maux  qui    nous  attendent,    si  nous  ne 

voulons  rien  dépenser Les  peuples  voient  ce 

prince  déployer  ses  étendards,  outrager  l'équité, 
s'emparer  de  nos  villes,  et  nul,  parmi  ces  gens-là, 
ne  réclame  contre  ses  injustices,  contre  ses  ini- 
quités. Qu'un  orateur  vous  conseille  de  ne  pas 
les  souffrir,  de  veiller  sur  vos  possessions,  c'est 
lui  qu'ils  accusent  de  rallumer  la  guerre  !  » 
(Cherson.,  52-56). 

Au  reste,  qu'Athènes  jette  un   regard  autour 
d'elle  :  nombreuses  sont  les  cités  dont  le  sort  est 


20  LE   SEMEUR 


aujourd'hui  lamentable,  parce  qu'elles  se  sont 
abandonnées  à  la  molle  espérance  que  Philippe 
userait  envers  elles  de  modération  et  ont  désar- 
mé devant  lui  :  «  Vous  cherchez  peut-être  avec 
étonnement  pour  quelle  raison  Olynthe,  Erétrie, 
Oréos  écoutaient  avec  plus  de  plaisir  les  parti- 
sans de  Philippe  que  leurs  propres  défenseurs. 
Cette  raison,  vous  la  trouverez  chez  vous  :  c'est 
que  les  sages  conseillers  du  peuple  ne  peuvent 
pas  toujours,  quand  ils  le  voudraient,  tenir  un 
langage  agréable  ;  car  il  faut,  avant  tout,  aviser 
au  salut  de  l'Etat  ;  mais  les  traîtres  n'ont  qu'à 
flatter  les  citoyens  pour  travailler  au  succès  de 
Philippe.  —  Apportez  votre  argent  !  disaient  les 
uns.  —  Non,  répondaient  les  autres,  point  de 
taxe  !  —  Guerre  et  méfiance  !  était  le  cri  des 
premiers.  —  La  paix  !  la~  paix  !  répétaient  les 
seconds  jusqu'à  la  catastrophe.  —  Même  opposi- 
tion dans  tout  le  reste,  que  j'abrège.  Chez  ceux-ci 
la  parole  avait  donc  pour  but  le  plaisir  du  mo- 
ment, le  besoin  d'écarter  tout  ennui  ;  les  dis- 
cours de  ceux-là  auraient  sauvé  la  patrie,  mais 
ils  leur  attiraient  la  haine.  Qu'ont  fait  ces  peu- 
ples ?  ils  ont  à  la  fin  jeté  le  fardeau  de  leurs 
affaires...  Voilà,  j'en  atteste  Jupiter  et  Apollon, 
voilà  le  sort  que  j'appréhende  pour  vous...  Aussi 
l'aspect  des  citoyens  qui  vous  poussent  sous  le 
joug  me  fait  frémir  d'horreur  et  d'effroi  :  car, 
soit  perfidie,  soit  aveuglement,  ils  jetteront  leur 
patrie  dans  l'abîme.  Loin  de  vous,  ô  Athéniens, 


LES   LEÇONS    DU   PATRIOTISÏWE   DANS    DEMOS1  JIENE         21 

un  sort  aussi  funeste  !...  Quelle  honte,  cepen- 
dant, de  s'écrier  un  jour,  après  quelque  catastro- 
phe :  Grand  Jupiter,  qui  s'y  serait  attendu  ? 
n'aurait-on  pu  prendre  tel  parti,  éviter  tel  piège  ? 
Mille  réflexions  de  ce  genre  qui,  faites  à  temps, 
auraient  pu  sauver  les  peuples,  seraient  aujour- 
d'hui faciles  aux  habitants  d'Olynthe,  et  d'Oréos, 
et  aux  Phocidiens,  et  à  chacune  des  républiques 
qui  ont  succombé  :  mais  à  quoi  bon  ?  Tant  qu'un 
navire,  grand  ou  petit,  n'est  pas  encore  perdu, 
matelots,  pilote,  passagers,  doivent  tous  concou- 
rir avec  ardeur  à  empêcher  la  perfidie  ou  l'im- 
prudence de  le  faire  périr  ;  mais  les  vagues 
l'ont-elles  surmonté  ?  tout  effort  devient  inutile  » 
(3e  Philipp.,  63-69). 

Si  Démosthène  attaque  avec  tant  d  apreté  les 
mauvais  conseillers  qui  endorment  Athènes,  c'est 
qu'il  voit  bien  que  l'esprit  public  est  trop  souvent 
leur  complice.  Au  fond,  le  désir  de  la  paix  était 
général,  et  toute  illusion  qui  flattait  ce  désir  avi- 
dement accueillie.  Les  Athéniens  restaient  sensi- 
bles aux  grands  mots  de  patriotisme,  d'honneur, 
de  gloire,  mais  cette  émotion  restait  superficielle 
et  sans  action  profonde  sur  leur  conduite.  Ils 
avaient  renoncé  aux  vastes  espoirs  de  jadis.  Ca- 
pables, par  intermittence,  sous  le  coup  d'un 
échec  ou  d'une  humiliation  inattendue,  d'un  mou- 
vement d'indignation,  pour  l'ordinaire  ils  agis- 
saient sans  conviction,  et  les  décrets  qu'ils  pre- 
naient   pour  parer    à  quelque    danger    immédiat 


22  LE   SEMEUR 


n'étaient  que  rarement  suivis  d'effet.  L'effort 
soutenu  leur  coûtait.  Les  déceptions  de  cinquan- 
te années,  depuis  le  désastre  de  la  guerre  du 
Péloponèse,  avaient  détendu  leur  ressort  ;  avides 
surtout  de  jouissances  matérielles,  ils  étaient 
fatigués  de  vouloir  et  d'agir  ;  ils  répugnaient  au 
service  militaire  comme  aux  sacrifices  d'argent, 
et,  pour  la  garde  de  leurs  possessions  lointaines, 
attaquées  par  Philippe,  s'en  remettaient  à  des 
armées  de  mercenaires,  qu'ils  payaient  mal. 
Comment,  dans  ces  conditions,  pouvait-on  espé- 
rer endiguer  les  progrès  de  la  Macédoine  ?  On 
comptait  sur  la  chance,  sur  les  hasards  heureux, 
sur  l'imprévu.  Dissiper  ce  mol  optimisme,  l'oreil- 
ler commode  d'un  peuple  résigné  à  l'abdication  ; 
ouvrir  les  yeux  à  la  réalité,  qui  est  menaçante  ; 
guérir  la  maladie  de  la  volonté,  dont  se  meurt 
Athènes  :  c'est  toute  la  substance  des  nombreu- 
ses harangues  désignées  sous  le  nom  commun 
de  Philippiques. 

Agir,  et  moins  parler  :  ce  précepte  revient 
avec  l'insistance  d'un  refrain.  «  Lorsqu'on  vous 
parle,  Athéniens,  des  intrigues  de  Philippe  et  de 
ses  continuels  attentats  contre  la  paix,  ces  dis- 
cours, où  vous  êtes  loués,  vous  semblent  l'expres- 
sion même  de  la  justice  et  de  l'humanité,  et  l'in- 
vective contre  Philippe  a  toujours  à  vos  yeux  le 
mérite  de  l'à-propos  ;  mais  qu'exécutez-vous  ? 
rien,  je  puis  le  dire,  qui  réponde  à  l'empresse- 
ment   avec    lequel    vous    écoutez    ces    discours... 


LES   LEÇONS    DU    PATRIOTISME   DANS   DEMOSTIIENE        23 

Pour  arrêter  dans  sa  course  un  usurpateur,  il 
faut  des  actions,  non  des  paroles...  Faut-il  faire 
échouer  ses  entreprises  actuelles  ?  vous  restez 
plongés  dans  l'inertie.  De  là,  par  une  consé- 
quence naturelle-  et  inévitable,  vous  réussissez, 
vous  et  Philippe,  dans  ce  qui  est  l'objet  propre 
de  votre  ambition  respective,  lui  dans  l'action, 
vous  dans  les  paroles  »  (2e  Philipp.,  1-4).  Et 
ailleurs  :  «  Quand  nous  avons  parlé,  Philippe 
s'arme,  il  s'avance,  prêt  à  tenter  la  fortune  avec 
toutes  ses  forces  ;  et  nous,  nous  restons  en  repos, 
satisfaits,  les  uns  d'avoir  péroré  sur  notre  bon 
droit,  les  autres  d'avoir  écouté  :  aussi,  par  une 
conséquence  naturelle,  les  actions  l'emportent 
sur  les  paroles   »   (4e  Philipp.,  3). 

Cessons,  poursuit  Démosthène,  de  perdre  no- 
tre temps  à  des  discussions  stériles  ;  sachons 
prévoir,  sachons  prendre  à  temps  les  décisions 
utiles,  reprenons  l'initiative  que  nous  avons  tou- 
jours laissée  à  Philippe  :  «  Savez-vous  pourquoi 
les  grandes  fêtes.  Panathénées  et  Dionysiaques, 
sont  toujours  célébrées  aux  époques  prescrites,... 
alors  que  toutes  vos  flottes  arrivent  après  coup, 
et  à  Méthone,  et  à  Pagases,  et  à.  Potidée  ?  C'est 
que  celles-là  sont  toutes  réglées  par  la  loi  ;  c'est 
que  chacun  connaît  à  l'avance  le  chorège,  le  gym- 
nasiarque    de    sa    tribu  (1),    ce    qu'il    doit  faire, 


(i)  Les  concours  dramatiques  ou  athlétiques  étaient  enga- 
gés entre  des  chœurs  ou  des  équipes  appartenant  aux  difte- 


24  LE   SEMEUR 


quand,  par  quelles  mains  et  quelles  sommes  il 
recevra  ;  là,  rien  n'est  imprévu,  indécis,  négligé: 
mais,  pour  la  guerre  et  les  armements,  nul  ordre, 
nulle  règle,  nulle  précision.  A  la  première  alerte, 
nous  nommons  les  triérarques  (i),  nous  procé- 
dons aux  échanges  des  biens  (2),  nous  envisa- 
geons les  ressources  financières.  Ces  préliminai- 
res terminés,  nous  décrétons  l'embarquement  des 
étrangers  domiciliés,  puis  des  affranchis,  puis 
des  citoyens.  Les  délais  se  prolongent,  et  déjà 
nous  avons  perdu  les  places  vers  lesquelles  nous 
devrions  cingler.  Car  le  temps  d'agir,  nous  le 
consumons  à  préparer  :  cependant  l'occasion 
n'attend  ni  notre  lenteur,  ni  nos  délais...  Pour 
bien  conduire  une  guerre,  il  faut,  non  suivre  les 
faits,  mais  en  prendre  la  direction  ;  semblables 
au  général  dont  le  rôle  est  de  conduire  ses  trou- 
pes, les  conseillers  du  peuple  doivent  donner 
l'impulsion  aux  affaires  et  exécuter  les  décisions 
prises,  au  lieu  d'en  être  réduits  à  courir  après  les 
événements...  Votre  attitude  à  la  guerre  ressem- 


rentes  tribus  ;  les  chorèges  et  gymnasiarques.  désignés  au 
sort  parmi  les  catégories  imposables  de  citoyens,  avaient  la 
charge  d'équiper  et  d'instruire  les  contingents  des  tribus 
pour  ces  concours. 

(1)  La  triérarchie,  comme  la  chorégie  et  la  gymnasiarchie, 
était  une  charge  imposée  aux  citoyens  les  plus  riches  :  elle 
consistait  dans  l'armement  d'un  navire. 

(2)  Un  citoyen,  chargé  d'un  des  services  publics,  comme, 
la  chorégie  ou  la  triérarchie,  pouvait  le  rejeter  sur  un  autre 
plus  riche  que  lui  et,  si  cet  autre  refusait,  lui  proposer  un 
échange  de  fortune. 


LES   LEÇONS    DU   PATRIOTISME   DANS   DEMOSTHENE         25 


ble  au  pugilat  tel  que  le  pratiquent  les  barbares. 
Un  lutteur  a-t-il  reçu  un  coup  ?  vite  il  y  porte 
les  mains.  Le  frappe-t-on  ailleurs  ?  tout  aussitôt 
ses  mains  s'y  appliquent.  Mais  parer,  regarder 
fixement  l'antagoniste,  il  ne  le  sait,  il  ne  l'ose. 
Ainsi  apprenez-vous  que  Philippe  est  dans  la 
Chersonèse  ?  décret  pour  secourir  la  Chersonèse; 
aux  Thermopyles  ?  décret  pour  les  Thermopyles  ; 
sur  quelque  autre  point  ?  vous  courez,  vous 
montez,  vous  descendez  à  sa  suite.  Oui,  vous 
manœuvrez  sous  ses  ordres,  n'arrêtant  vous-mê- 
mes aucune  mesure  militaire  importante,  ne  pré- 
voyant absolument  rien,  attendant  la  nouvelle 
du  désastre  d'hier  ou  d'aujourd'hui  »  (ie  Phi- 
lippe 35-41).  Il  y  a  un  peu  plus  de  vingt-trois 
siècles  que  ces  paroles  ont  été  prononcées  :  qui 
dira  qu'elles  ont  perdu  aujourd'hui  de  leur  force, 
et  que  leur  sens  s'est  émoussé  ?  Se  laisser  ma- 
nœuvrer par  un  adversaire  décidé,  se  mettre  à 
la  remorque  des  événements,  être  en  retard  d'un 
projet  ou  d'une  initiative  :  n'est-ce  pas  toujours 
la  faute  capitale  en  politique  comme  à  la  guerre? 
'A  chacun  de  conclure,  d'après  les  souvenirs 
d'expériences  douloureuses,  si  nous  n'avons  pas 
trop  souvent  pâti  de  ce  mal,  dont  les  Athéniens 
ont  été  victimes. 

L'analyse  de  Démosthène  va  plus  profondé- 
ment encore.  Il  est  rare  que  les  grands  mots,  les 
appels  aux  nobles  sentiments  et  aux  décisions 
viriles  ne  trouvent  pas  un  écho  chez  le  peuple 


20  LE   SEMEUR 


assemblé.  La  foule  est  capable  d'enthousiasme, 
et  dans  un  généreux  élan  décrète  les  sacrifices 
nécessaires.  Mais  s'agit-il  de  passer  à  l'exécution, 
aussitôt  ce  beau  feu  s'éteint.  Pourquoi  cet  avor- 
tement  ?  C'est  que  la  collectivité  est  anonyme  et 
irresponsable  ;  chacun,  dans  l'assemblée  réunie, 
jouit  à  peu  de  frais  du  plaisir  de  se  sentir  héroï- 
que ;  mais  quand  le  citoyen  rentre  chez  lui  et 
qu'il  est  sommé  de  remplir  personnellement  son 
devoir,  il  se  dérobe  ;  il  ne  songe  plus  alors  qu'à 
se  dispenser  de  l'effort,  et  à  s'en  décharger  sur 
le  voisin  :  faiblesse  trop  humaine,  et  qu'on  re- 
trouve même  aux  époques  héroïques  ;  Athènes, 
comme  nous,  connaissait  les  embusqués  ;  seule- 
ment, le  mal  était  singulièrement  plus  général  et 
plus  grave  au  temps  de  Démosthène,  et  il  le 
combat  avec  son  énergie  ordinaire.  De  là  son  in- 
sistance à  faire  appel  au  sentiment  du  devoir 
chez  chacun  de  ses  auditeurs  en  particulier. 
«  Le  premier  et  le  plus  essentiel  des  préparatifs, 
c'est  que  chacun  de  vous  soit  disposé  à  faire  son 
devoir  avec  empressement.  »  Là  est  en  somme 
tout  le  secret  du  succès  :  «  Si  chacun,  écartant 
tout  subterfuge,  s'empresse  de  subvenir,  selon 
ses  forces,  aux  besoins  publics,  les  riches  par 
des  contributions,  les  jeunes  en  prenant  les  ar- 
mes ;  en  un  mot,  si  vous  êtes  résolus  à  ne  dé- 
pendre que  de  vous-mêmes  ;  si  chaque  citoyen 
ne  se  berce  plus  de  l'espoir  que,  dans  son  oisi- 
veté, le  voisin    fera  tout  pour  lui  :    alors,  Dieu 


LES    LEÇONS    DU   PATRIOTISME   DANS    DÉMOSTIIÈNE         27 


aidant,  vous  retrouverez  vos  possessions,  alors 
vous  réparerez  les  malheurs  de  votre  négligence, 
alors  vous  châtierez  cet  homme  »  (ie  Philipp.,  7). 
Voilà  quelques-uns  des  thèmes  essentiels  sur 
lesquels  insiste  sans  se  lasser  cette  mâle  élo- 
quence. Souvent  sévère,  comme  on  l'a  vu,  et  âpre 
dans  ,1a  critique,  elle  n'a  cependant  jamais  l'ac- 
cent morose  qui  rebute  ou  abat  le  courage.  Si 
elle  condamne  sans  ménagements  tant  d'erreurs 
de  jugement  et  de  conduite,  c'est  afin  d^  mon- 
trer le  remède  qui  doit  surgir  de  la  connaissance 
même  du  mal.  L'illusion  sur  les  choses  et  sur 
soi-même  est  la  mère  de  toutes  les  défaillances  ; 
au  contraire,  la  vue  claire  de  la  réalité  et  le  sen- 
timent des  fautes  passées  est  un  principe  d'aus- 
tère assurance,  et  par  là  une  condition  de  pro- 
grès. «  Chose  étrange,  et  qui  n'en  est  pas  moins 
vraie,  l'excès  de  nos  malheurs  passés  est  le 
meilleur  motif  d'espoir  pour  l'avenir.  Comment 
cela  ?  C'est  que  l'obstination  à  ne  pas  tenter  un 
seul  effort  nécessaire,  soit  grand,  soit  petit,  vous 
a  seule  réduits  à  cette  situation  déplorable.  En 
effet,  s'il  en  était  ainsi  malgré  l'accomplissement 
de  tous  vos  devoirs,  alors  seulement  s'évanouirait 
l'espérance  d'un  sort  plus  heureux.  Mais,  jus- 
qu'à présent,  Philippe  n'a  triomphé  que  de  votre 
paresse  et  de  votre  insouciance  ;  il  n'a  pas  triom- 
phé d'Athènes.  Loin  d'être  vaincus,  vous  n'avez 
même  pas  été  ébranlés  »   (3e  Philipp.,  5). 


28  LE   SEMEUR 


Olynthe  prise  (348),  et  avec  cette  ville  toute 
une  confédération  de  républiques  anéantie,  leurs 
citoyens  exterminés  ou  réduits  en  esclavage  :  ce 
fut  la  catastrophe  qui  décilla  enfin  les  yeux  les 
plus  aveugles.  Athènes  espéra  que  ce  coup  serait 
ressenti  par  toute  la  famille  hellénique  ;  elle 
députa  auprès  des  autres  Etats  de  la  Grèce  pour 
les  entraîner  contre  l'ennemi  commun.  Mais  ce 
fut  inutile  ;  le  souvenir  des  anciennes  rivalités 
était,  dans  toutes  ces  cités,  trop  vivace  pour  que 
l'union  se  fît  ;  chacune  d'elles  s'obstina  à  mettre 
son  espoir  dans  ce  même  Philippe  et  à  s'imaginer 
qu'il  la  favoriserait  au  détriment  des  voisins. 
C'est  cet  état  d'esprit  que  Démosthène  rappelait 
plus  tard  non  sans  amertume  :  «  Je  n'ai  cessé 
d'avertir,  de  protester,  et  chez  vous,  et  partout 
où  je  fus  envoyé  en  ambassadeur.  Mais  les  villes 
étaient  comme  malades...  Les  particuliers,  les 
multitudes  ne  prévoyaient  rien,  et  goûtaient  au 
jour  le  jour  les  délices  de  l'indolence.  Partout, 
c'était  le  même  mal.  Chacun  pensait  que  le  dan- 
ger pouvait  bien  tomber  sur  les  autres,  jamais 
sur  lui,  et  même  que,  s'il  voulait,  il  assurerait 
son  propre  salut  par  ce  danger  des  autres  » 
(Couronne,  45).  Livrée  à  ses  seules  forces,  Athè- 
nes dut  subir  la  paix  (346)  ;  mais  le  traité, 
désastreux  en  lui-même,  contenait  le  germe  de 
guerres  futures  en  raison  des  droits  qui  étaient 
reconnus  à  Philippe  d'intervenir  dans  les  affai- 
res de  la  Grèce.  Quelques  années  plus  tard,  en 


LES   LEÇONS    DU   PATRIOTISME  DANS   DEMOSTHENE        20, 

effet,  sous  un  prétexte,  il  apparut  brusquement 
en  armes  au  sud  des  Thermopyles  et  prit  la  ville 
d'Elatée  (339).  Jamais  Athènes  n'avait  été  plus 
directement  menacée  ;  les  Thermopyles  fran- 
chies, il  n'y  avait  plus  entre  elle  et  Philippe  que 
la  Béotie,  où  le  roi  comptait  de  nombreux  par- 
tisans et  qu'il  pensait  gagnée  d'avance  à  sa  cause. 
Une  émotion  intense  s'empara  d'Athènes  :  le 
conseil  et  l'assemblée  du  peuple,  convoqués  d'ur- 
gence, tinrent  une  séance  dont  Eiémosthène  nous 
a  laissé  le  récit  pathétique.  Que  faire  ?  que  ré- 
soudre ?  Le  héraut  public,  suivant  l'usage, 
appelle  les  citoyens  à  donner  leur  avis  :  «  Oui 
veut  prendre  la  parole  ?  »  Personne  ne  se  lève. 
Il  recommence  à  plusieurs  reprises  ;  personne 
encore.  «  Et  pourtant  tous  les  stratèges  étaient 
là,  et  tous  les  orateurs  ;  et  la  patrie  appelait  un 
citoyen  pour  la  sauver  !  Car  la  voix  du  héraut 
qui  se  fait  entendre  quand  les  lois  l'ordonnent, 
c'est  la  voix  de  la  patrie  »   (Couronne,  170). 

Dans  le  désarroi  général,  c'est  Démosthène 
qui  eut  l'intuition  du  coup  de  partie  à  jouer  :  la 
réconciliation  avec  Thèbes.  Espoir  chimérique, 
semblait-il  :  car  Thèbes,  l'amie  de  Philippe, 
allait-elle  partir  en  guerre  aux  côtés  d'Athènes, 
sa  vieille  ennemie,  dans  le  moment  même  où  le 
roi  de  Macédoine  campait  presque  à  ses  portes  ? 
Elle  s'y  décida  pourtant,  gagnée  à  l'alliance  par 
Démosthène,  à  qui  ses  compatriotes  donnèrent  le 
mandat  d'aller  plaider  cette  cause  auprès  d'elle. 


30  LE   SEMEUR 


On  sait  ce  qu'il  advint  :  la  fortune  des  deux 
villes  sombra  ensemble  dans  les  plaines  de  Ché- 
ronée  (338). 

Ainsi  c'est  à  un  échec  définitif  que  devait 
aboutir,  après  tant  de  luttes,  la  politique  ardente 
de  Démosthène.  Il  avait  fini,  à  force  d'insistance, 
par  se  faire  écouter  ;  mais  les  fautes  initiales, 
qui  sont  souvent  décisives,  ont  pesé  sur  les  des- 
tinées d'Athènes,  et  son  dernier  effort  ne  la 
sauva  pas.  —  Le  grand  patriote  n'avait-il  pas  eu 
tort  d'entraîner  son  pays  dans  une  lutte  inégale? 
Il  ne  manqua  pas,  après  la  défaite,  d'accusateurs 
pour  le  lui  reprocher  ;  les  traîtres,  les  politiciens 
prudents  et  timorés,  qui  avaient  si  longtemps  re- 
tardé les  mesures  de  salut  nécessaires,  entrepri- 
rent de  le  discréditer  pour  se  réhabiliter  eux- 
mêmes.  Le  Discours  sur  la  Couronne  est  l'écho 
à  jamais  mémorable  de  ces  débats  passionnés. 
Eschine,  l'irréconciliable  adversaire  de  Démos- 
thène, intenta  une  action  judiciaire  contre  un 
certain  Ctésiphon,  qui  avait  proposé  de  dé- 
cerner une  couronne  au  grand  orateur  en  récom- 
pense de  ses  services  :  Démosthène  prit  la  dé- 
fense de  l'accusé  et  ce  fut  pour  lui  l'occasion  de 
justifier  sa  politique  tout  entière,  y  compris  la 
dernière  campagne,  où  la  fortune  des  armes 
avait  trahi  son  pays. 

a  Eschine,  que  devait  faire  notre  ville,  en 
voyant  Philippe  marcher  à  l'empire,  à  la  domi- 
nation de  la  Grèce  ?  Et  moi  que  devais-je  faire, 


LES   LEÇONS   DU    PATRIOTISME  DANS    DEMOSTHENE         31 


quels  décrets  proposer,  moi,  conseiller  d'Athè- 
nes ?  Je  savais  que,  dans  tous  les  temps,  jusqu'au 
jour  où  je  montai  à  la  tribune,  ma  patrie  avait' 
combattu  pour  l'honneur  et  la  prééminence  ; 
que,  par  amour  de  la  gloire,  et  dans  l'intérêt  des 
autres  Grecs,  elle  avait  sacrifié  plus  d'hommes 
et  plus  d'argent  que  tous  les  Grecs  ensemble 
pour  leur  propre  salut...  Auriez-vous  pu  être 
assez  lâches  pour  aller  au-devant  de  Philippe  et 
lui  livrer  la  liberté  de  la  Grèce  ?  Non,  personne 
n'oserait  le  dire.  Vous  n'aviez  qu'un  parti  à 
prendre,  c'était  d'opposer  une  résistance  légitime 
à  ses  injustes  entreprises.  Athéniens,  vous  l'avez 
fait  dès  le  principe,  comme  vous  le  deviez,  com- 
me l'honneur  vous  le  commandait,  et  moi,  je 
vous  y  ai  poussés  par  mes  décrets  et  par  mes 
conseils  (Cour.,  66-69).  J'ai  vu  <lue  cet  homme 
voulait  asservir  les  peuples,  je  m'y  suis  opposé, 
j'ai  dénoncé  ses  desseins  ;  je  vous  ai  appris  à 
ne  pas  lui  livrer  la  Grèce  ;  je  l'ai  combattu  sans 
relâche  »   (ibid.,  J2). 

Le  succès,  il  est  vrai,  n'a  pas  répondu  aux 
espérances  ;  il  a  été  pour  l'agresseur,  et  le  droit 
a  succombé.  Mais  comment  la  justice  d'une 
cause  aurait-elle  pour  mesure  la  chance  des  com- 
bats ?  «  L'événement  est  ce  que  veulent  les 
dieux.  Mais  le  mérite  de  celui  qui  conseille  se 
juge  par  le  conseil  même.  Que  Philippe  ait 
vaincu,  que  la  bataille  ait  tourné  pour  lui,  ce  n'est 
pas  à    moi  qu'il    faut    s'en  prendre.    L'issue    du 


32  LE   SEMEUR 


combat  dépendait  des  dieux,  non  de  moi.  Mais 
que  je  n'aie  pas  prévu  tout  ce  qui  était  de  la 
prévoyance  humaine  ;  que  je  ne  l'aie  pas  exécuté 
avec  une  droiture,  une  ardeur,  une  constance  qui 
passaient  mes  forces  ;  que  mes  entreprises 
n'aient  pas  été  toujours  glorieuses,  dignes 
d'Athènes,  et  en  même  temps  nécessaires, 
Eschine,  prouve-moi  tout  cela,  puis  accuse-moi. 
Que  si  une  tempête  plus  forte  que  nous,  que  tous 
les  Grecs  ensemble,  est  tombée  sur  notre  pays, 
que  devais- je  faire  ?  Quand  l'armateur  a  tout 
prévu  pour  la  sûreté  de  son  navire,  quand  il  l'a 
muni  de  tout  ce  qu'il  croyait  pouvoir  le  sauver, 
si  la  tempête  vient  l'assaillir,  briser  et  détruire 
ses  .  agrès,  accusera-t-on  cet  homme  du  nau- 
frage ?  »   (Cour.,  192-194). 

Il  n'est  donc  pas  équitable  de  juger  une  déci- 
sion sur  les  conséquences,  ignorées  au  moment 
où  elle  est  prise,  que  l'événement  peut  apporter. 
Mais  ce  n'est  pas  assez  dire  :  dans  un  dévelop- 
pement d'une  admirable  hauteur  morale,  Dé- 
mosthène  établit  que  le  devoir  est  indépendant 
de  toutes  les  contingences  de  la  réalité,  et  qu'il 
oblige  par  lui-même  :  «  Je  vais  dire  une  chose 
qui  paraîtra  sans  doute  étrange...  Quand  même 
l'avenir  eût  été  manifeste  pour  tous,  que  tous 
l'eussent  prédit,  et  que  toi-même,  Eschine,  tu 
l'eusses  annoncé,  publié  à  grands  cris,  toi  qui 
n'as  pas  ouvert  la  bouche,  notre  ville  devait  en- 
core faire  ce  qu'elle  a  fait,  pour  peu  qu'elle  son- 


LES    LEÇONS    DU   PATRIOTISME   DANS    DEMOSTHENE         33 

geât  à  sa  gloire,  à  ses  ancêtres,  à  la  postérité. 
Que  peut-on  dire  aujourd'hui  ?  Que  la  fortune 
l'a  trahie  ;  chose  commune  à  tous  les  hommes, 
quand  les  dieux  le  veulent.  Mais  si,  après  s'être 
crue  digne  de  commander  aux  Grecs,  elle  y  eût 
renoncé,  ou  l'aurait  accusée  d'avoir  livré  la  Grèce 
entière  à  Philippe...  De  quel  front,  grands  dieux, 
soutiendriez-vous  les  regards  de  tous  les  étran- 
gers qui  affluent  dans  Athènes,  si  par  notre  faute 
nous  fussions  tombés  où  nous  sommes,  si  Phi- 
lippe eût  été  nommé  chef  et  maître  et  que,  pour 
empêcher  ce  déshonneur,  d'autres  eussent  com- 
battu sans  nous  ?  sans  nous  qui,  dans  tous  les 
temps,  avons  préféré  d'honorables  dangers  à  une 
honteuse  sûreté  !  »  {Cour.,  199-200).  Il  faut  en- 
core citer  la  célèbre  conclusion  de  cette  belle  page 
d'éloquence  :  «  Si,  condamnant  Ctésiphon,  vous 
condamnez  ma  politique,  vous  paraîtrez  avoir 
failli  et  non  avoir  succombé  sous  l'injustice  de  la 
fortune.  Mais,  non,  Athéniens,  non,  vous  n'avez 
point  failli  en  bravant  les  dangers  pour  le  salut 
et  la  liberté  de  la  Grèce,  j'en  jure  par  vos  ancê- 
tres, par  ceux  qui  ont  couru  à  Marathon  au-de- 
vant du  péril,  par  ceux  qui  se  sont  rangés  en  ba- 
taille à  Platées,  par  ceux  qui  ont  combattu  sur 
leurs  vaisseaux  à  Salamine,  à  l'Artémision  ;  et 
par  tant  d'autres  braves  qui  reposent  dans  les 
tombeaux  publics  (1).  Athènes  les  a  tous  jugés 

(1)  On  sait  que  c'était  l'usage,  à  Athènes,  de  faire  des 
funérailles  solennelles  aux  soldats  morts  pour  la  patrie  et  de 
leur  donner  une  sépulture  nationale. 

3. 


34  LE    SEMEUR 


dignes  des  mêmes  honneurs,  de  la  même  sépul- 
ture ;  tous,  entends-tu,  Eschine  ?  et  non  pas  seu- 
lement les  heureux  et  les  vainqueurs.  Ce  fut 
justice,  car,  pour  le  devoir  de  braves  citoyens, 
ils  l'avaient  tous  rempli  ;  quant  à  la  fortune,  ils 
ont  eu  celle  que  les  dieux  leur  ont  donnée.  » 
(Cour.,  207-208). 

Cet  admirable  mouvement  oratoire  n'a  sans 
doute  besoin  d'aucun  commentaire.  Pour  justi- 
fier sa  carrière  d'homme  politique,  Démosthène 
a  révélé  à  quelle  source  profonde  s'alimentaient 
les  principes  qui  l'avaient  guidé  ;  et  du  même 
coup,  il  a  défini  l'éminente  noblesse  du  devoir 
patriotique  et  le  caractère  impératif  qui  s'attache 
à  ce  devoir.  Invinciblement,  la  pensée  se  reporte 
ici  à  la  fameuse  maxime  de  Guillaume  d'Orange, 
dont  l'inspiration  au  fond  est  la  même,  bien  que 
la  forme  en  soit  d'un  stoïcisme  plus  sévère  et 
plus  abstrait  :  «  Il  n'est  pas  nécessaire  d'espérer 
pour  entreprendre,  ni  de  réussir  pour  persé- 
vérer.  » 


Dois- je  nr  excuser,  en  terminant,  d'avoir  ra- 
mené l'attention  sur  ce  duel,  classique  entre 
tous,  de  Démosthène  et  de  Philippe,  qui  est  un 
des  épisodes  les  plus  connus  de  l'antiquité  ?  Les 
discours  de  l'orateur  athénien  étaient  autrefois 
d'une  lecture  courante  dans  nos  classes,  et  les 
morceaux  que  j'ai  cités  sont,  avec  quelques  au- 


LES   LEÇONS   DU   PATRIOTISME  DANS   DEMOSTHENE        35 


très,  de  ceux  que  l'on  apprenait  par  cœur.  Peut- 
être  sont-ils  aujourd'hui  moins  familiers  aux 
jeunes  générations.  Et  quant  à  ceux  mêmes  qui 
les  connaissent,  je  me  persuade  qu'ils  les  reliront, 
à  la  lumière  des  événements  que  nous  traver- 
sons, avec  un  intérêt  renouvelé.  Malgré  la  diffé- 
rence des  temps  et  des  circonstances,  les  problè- 
mes qui  se  posaient  alors  étaient  sensiblement  les 
mêmes  :  quelques-uns  des  maux  dont  nous  avons 
souffert  étaient  ceux  que  Démosthène  combattait 
autour  de  lui,  et  l'idéal  qu'il  prêchait  à  ses  con- 
temporains n'est  pas  autre  que  celui  pour  lequel 
nous  consentons  encore  de  douloureux  sacrifices. 
A  travers  les  siècles  qui  nous  séparent,  cette  voix 
éloquente  nous  parle  un  langage  qui  est  toujours 
de  saison,  celui  qu'il  faut  pour  stimuler  nos  vo- 
lontés et  nous  dicter  le  devoir. 

F.    DURRBACH, 

professeur  à  l'Université  de  Toulouse. 


*« 


GLANURES  SPIRITUELLES 


L'auteur  de  la  Prière  que  l'on  va  lire,  Jean 
Bouvier,  était  né  le  26  mars  1896  à  Montceau- 
les-Mines.  Il  a  été  tué  le  18  avril  dernier  dans 
l'offensive  de  Champagne.  Nous  empruntons  ces 
pages  au  Bulletin  des  Professeurs  catholiques 
de  l'Université  (numéro  du  15  mai  1918).  Elles 
ont  été  écrites  d'un  seul  élan.  Nous  ne  croyons 
pas  en  fausser  l'allure  en  nous  permettant  d'y  in- 
troduire ici,  pour  la  facilité  de  la  lecture,  quel- 
ques alinéas. 

Prière  dans  mon  abri  ! 

Accordez-nous,  mon  Dieu,  d'agir  dignement, 
sans  calculer  nos  poses  et  sans  heurter  nos 
croyances.  Ayons  toujours  devant  nous,  comme 
une  unité  de  mesure,  la  vision  concrète  de  votre 
croix.  Alors  il  n'est  point  de  sacrifice  qui  puisse 
nous  sembler  exagéré,  pas  de  tâche  trop  lourde, 
pas  d'ceuvre  indigne,  pas  de  satisfaction  humaine 
suffisante,  pas  de  repos,  pas  de  crainte,  pas  de 
retard  permis.  N'ayons  jamais  à  nous  dédoubler. 
Sachons  nous-mêmes  à  quoi  nous  en  tenir  sur 
nous-mêmes  ;  trouvons-nous,  aux  instants  criti- 
ques où  l'on  n'a  pas  le  temps  de  réfléchir,  tels 


GLANURES    SPIRITUELLES  37 

que  nous  sommes  aux  instants  de  vie  intérieure, 
qui  seule  à  proprement  parler  compte  comme  vie. 

Vous  nous  avez  donné  une  mission  et  une 
liberté.  Ne  permettez  pas  que  notre  volonté  fasse 
un  mauvais  usage  de  la  seconde  et  oublie  la  pre- 
mière. Faites-nous  sentir  le  poids  et  le  prix  de 
la  responsabilité.  Laissez-nous  croire  à  la  pré- 
destination, sans  croire  à  la  fatalité.  La  seconde 
anéantit  l'idée  d'individu,  l'idée  de  personne  mo- 
rale. La  première  permet  l'initiative,  le  mérite,  la 
culpabilité.  Le  fatalisme,  qui  fait,  —  dit-on  par 
erreur,  —  la  force  des  musulmans,  anéantit  nos 
forces  et  nous  rend  passifs  devant  la  vie  comme 
devant  la  mort.  Le  sens  de  la  prédestination,  qui 
nous  humilie  auprès  de  la  souveraine  majesté  de 
Dieu,  nous  grandit  en  nous  rappelant  son  infinie 
bonté  et  sa  confiance  en  nous,  dans  la  mission 
qu'il  nous  donne. 

Faites  de  nous  des  hommes  qui  n'aiment  pas 
seulement  les  idées,  car  trop  souvent  ceux-là 
s'arrêtent  aux  mots.  Donnez-nous  le  goût  de 
l'action  individuelle  et  collective.  Donnez-nous 
le  sens  des  disciplines  et  des  unions  qui  font  la 
force.  Permettez-nous  de  -traduire  concrètement 
notre  idéal  moral  :  que  son  impulsion  ait  un  ré- 
sultat et  que  nous  soyons  des  hommes  d'action 
et  de  mouvement. 

Donnez-nous  le  goût  des  faits,  le  goût  du  réel 
qu'avaient  nos  pères,  mais  ne  nous  laissez  pas 
confondre,  comme  nous  pourrions  y  être  expo- 


38  LE    SEMEUR 


ses,  réel  avec  matériel.  Rappelez-nous  que  le 
mystère  est  réalité  lui  aussi,  que  l'au-delà,  pour 
être  invisible,  n'en  existe  pas  moins,  que  les 
institutions  fondées  sur  cette  réalité  ne  trom- 
pent point  et  ne  changent  point,  tandis  que  tou- 
tes les  théories  scientifiques  sont  incertaines  de 
leur  nature  et  sujettes  à  changement.  Apprenez- 
nous  à  aimer  la  science  en  n'y  voyant  pas  une 
fin  en  soi,  à  la  posséder  sans  orgueil,  à  ne  pas 
nous  laisser  posséder  par  elle. 

Donnez-nous  la  patience  d'attendre  que  le 
grain  germe  sans  en  hâter  l'éclosion,  sans  con- 
voiter l'argent  ni  le  bien-être.  Donnez-nous  le 
courage  de  conserver  notre  foi  en  ne  la  cachant 
point,  de  lutter  pour  elle  en  étant  dignes  d'être 
ses  champions.  Donnez-nous. le  respect  de  l'amour, 
et  apprenez-nous  à  nous  aimer  en  Vous,  parce 
que  Vous  ne  passez  point  et  que  Vous  êtes  le 
Rédempteur.  Donnez-nous  la  paix  de  l'âme  et 
la  vision  de  toutes  choses  en  Vous. 

Défendez-nous  de  parler  trop  ;  apprenez-nous 
les  veilles  solitaires  et  l'ardeur  des  réflexions 
muettes.  Laissez-nous  la  gaîté  qui  est  saine  et 
qui  Vous  rend  hommage.  Apprenez-nous  à  de- 
meurer robustes  parmi  les  tourmentes  et  fermes 
dans  notre  confiance  en  la  justice.  Apprenez- 
nous  la  fraternité  avec  laquelle  il  n'est  plus  be- 
soin d'égalité.  Apprenez-nous  une  fraternité 
active  qui  ne  se  borne  pas  à  des  effusions  senti- 
mentales.   Conservez-nous  le    respect  des    ancê- 


GLANURES    SPIRITUELLES  39 


très,  de  la  famille,  des  petits  enfants.  Laissez- 
nous  admirer  les  beautés  de  votre  création  et  les 
chanter  éperdument.  Laissez-nous,  sans  pan- 
théisme, nous  plonger  dans  le  monde  intégral, 
c'est-à-dire  le  inonde  visible  et  le  monde  invisi- 
ble. Laissez-nous  participer  à  la  vie  des  corps 
et  à  celle  des  âmes.  Unissez-nous  aux  morts,  aux 
saints,  à  Vous-même.  Sachons  apercevoir  partout 
votre  ombre  et  sentir  passer  la  grâce  en  ondes 
innombrables. 

Eclairez-nous  et  faites-nous  comprendre  pour- 
quoi il  ne  faut  pas  demander  pourquoi.  Mon- 
trez-nous que  le  mot  comprendre,  dans  son 
sens  absolu,  contient  à  lui  seul  tout  l'orgueil, 
que  nous  ne  pouvons  rien  pleinement  compren- 
dre, alors  que  nous  pouvons  tout  croire.  Mon- 
trez-nous que  l'infini  nous  entoure,  nous  écrase, 
nous  impose  de  croire  à  lui.  Empêchez-nous 
d'arrêter  notre  vue  aux  barreaux  de  la  cage  et 
montrez-nous  plus  loin  les  plaines  radieuses. 
Aidez-nous  à  supporter  les  petites  misères  qui 
sont  plus  destructives  que  les  grandes.  Gardez- 
nous  des  impatiences  et  des  révoltes,  des  malé- 
dictions et  des  doutes.  Donnez-nous  l'humilité 
d'esprit  et  de  cœur  et  dès  lors,  rien  en  nous  ne 
fera  obstacle  à  la  foi,  à  l'espérance  et  à  la  cha- 
rité. Rappelez-nous  que  des  millions  d'hommes 
ont  cru  en  Vous,  qui  furent  plus  intelligents  et 
plus  vertueux  que  nous.  Interdisez-nous  cette  in- 
solence   de  nous  croire  des    inventeurs    ou    des 


40  LE   SEMEUR 


créateurs  ;  dans  ce  monde  qui  nous  environne, 
l'homme  ne  fait  pas  d'inventions,  il  ne  fait  que 
des   découvertes. 

Ne  nous'  laissez  pas  préférer  le  nouveau  à 
l'éternel.  Donnez-nous  le  sens  de  la  tradition  :  il 
nous  donnera  celui  du  progrès.  Apprenez-nous  à 
Vous  prier,  mon  Dieu,  pour  que  nous  nous  con- 
naissions et  que  nous  soyons  toujours  en  votre 
présence,  pour  que  nous  ayons  une  conscience, 
un  contrôle,  un  témoin,  une  vie  intérieure.  Et 
apprenez-nous  à  vénérer  votre  Eglise,  parce 
qu'elle  nous  dispense  vos  sacrements  et  nous 
rappelle  votre  parole,  parce  qu'elle  est  l'auxiliaire 
nécessaire  qui  soutient  nos  souffrances  et  nous 
guide  le  long  de  la  route  qui  mène  à  Vous. 

J.-J.  Bouvier. 

13  février  ici 7. 

Redoute  des  Tirailleurs. 


S-      -* 


NOS  TABLETTES  D'OR 


NOS  MORTS 

La  guerre  est  terminée.  Depuis  plus  de  qua- 
tre ans,  mois  après  mois,  nous  parlons  ici  de  nos 
morts  et  nous  essayons  de  dire  ce  que  nos  ca- 
marades ont  été  ;  nous  essayons  surtout  de  les 
entendre  eux-mêmes  une  fois  de  plus.  Nos 
«  Tablettes  d'Or  »,  quand  elles  seront  termi- 
nées, auront  été  un  des  martyrologes  les  plus 
émouvants  de  la  jeunesse  chrétienne.  A  cette 
heure  si  solennelle,  nous  éprouvons  le  besoin 
d'énumérer  les  noms  de  ceux  qui  nous  ont  été 
ravis  et  sur  lesquels  nous  n'avons  pas  encore 
publié  de  notices.  Ce  sont,  dans  l'ordre  où  nous 
avons  appris  leur  décès  : 

Emile  Esserticr,  Jacques  Lantz,  Daniel  Sain- 
tenac,  Eric  Desbronsses,  André  Woerner,  Jean- 
Jacques  Wuillamier,  John-T.  Bost,  André  Vivier, 
Henri  Robert,  Jacques  Ducros,  Henri  Ducasse, 
Frédéric  Faivre,  André  Combe,  Jean  Hébert, 
Minssen,  Alfred  Chopin,  Jean  Forsans,  Gaston 
Bkille,  André  Casalis,  André  Dumas,  Coularou, 
Charles  Grauss,  Robert  Forsans,  Jean  Wagner, 
Alexandre  de  Faye,  Vincent  Hollard,  Henri  Bre- 


42  LE   SEMEUR 


ton,    Georges    Lutzius,    Charles  Grébert,    Henri 
Lafont,  Fernand  Vioujas. 

Nous  voudrions  faire  connaître  à  tous  nos 
amis  les  trésors  d'affection  et  de  dévouement 
qu'il  y  avait  chez  tous  ces  disparus.  Sur  quel- 
ques-uns, il  ne  nous  sera  pas  possible  de  publier 
les  notices  rêvées.  Pour  tel  ou  tel  d'entre  eux, 
nous  nous  sommes  heurtés  à  des  scrupules  de- 
vant lesquels  nous  sommes  obligés  de  nous  incli- 
ner et  qui  nous  privent  des  documents  qui  nous 
auraient  été  indispensables.  Pour  quelques  au- 
tres, notre  silence  est  dû  tout  simplement  à  notre 
ignorance  et  à  l'impossibilité  où  nous  sommes 
d'en  sortir.  Mais  nous  ne  manquerons  pas  de  pu- 
blier toutes  les  notices  que  nous  pourrons  rédi- 
ger. Ce  travail  renouvelle  sans  doute  notre 
deuil  ;  mais  il  nous  aide  aussi,  d'une  certaine 
façon,  à  posséder  mieux  ceux  que  la  mort  ne 
nous  a  pas  entièrement  ravis. 

Robert  Ragaz  est  né  le  28  août  1897  à  Beau- 
montel,  canton  de  Beaumont-le-Roger  (Eure),  Il 
a  été  élevé  à  la  campagne,  auprès  de  ses  parents 
qui  l'ont  enveloppé  de  leur  foi  tranquille,  et  a 
fréquenté  l'école  communale  jusqu'à  l'âge  de 
douze  ans.  Il  aimait  la  vie  au  grand  air  et  était 
passionné  de  sport.  Il  entra  au  lycée  Corneille  à 
Rouen,  où  il  resta  jusqu'au  début  de  juillet  191 5. 
C'est  dans  cette  période  de  sa  vie  à  Rouen  qu'il 
a    été    connu    très    intimement    par    notre    ami, 


NOS     TABLETTES    D  OR 


M.  Georges  Lauga.  Celui-ci  nous  écrit  :  «  J'ai 
eu  Robert  Ragaz  comme  catéchumène  de  19 10  à 
191 2.  Je  l'avais  déjà  comme  élève  à  l'école  du 
dimanche  où  j'aimais  à  rencontrer  son  regard 
toujours  attentif  et  d'un  sérieux  tout  à  fait 
exceptionnel.  Comme  catéchumène,  son  travail 
fut  toujours  soutenu.  Il  était  peu  expansif,  mais 
sentait  profondément,  et  les  entretiens  person- 
nels que  j'ai  eus  avec  lui  au  moment  de  son  en- 
trée dans  l'Eglise  me  révélèrent  une  âme  de  no- 
blesse et  de  pureté  dont  la  confiance  candide  me 
toucha  profondément.  Au  lycée,  il  suivit,  après 
son  instruction  religieuse,  mes  cours  du  mercredi 
soir  et  j'aimais  chaque  dimanche,  au  culte,  à  ren- 
contrer ses  yeux  qui,  suivant  l'expression  des 
Proverbes,  «  regardaient  bien  en  face  ».  C'est 
surtout  en  19 14,  pendant  les  premiers  mois  de  la 
guerre,  que  je  vécus  tout  près  de  lui.  Son  père 
nous  l'avait  confié,  à  ma  femme  et  à  moi,  pour 
qu'il  pût  préparer,  à  notre  foyer,  la  deuxième 
partie  de  son  baccalauréat.  Il  travailla  d'arrache- 
pied,  avec  une  véritable  frénésie.  C'est  que,  dès 
le  début,  il  rêvait,  malgré  ses  seize  ans  et  demi, 
de  partir  dans  l'aviation  pour  laquelle  il  s'était 
passionné  depuis  près  de  quatre  ans  déjà.  »  Une 
volonté  sage  s'était  opposée  à  un  engagement 
prématuré.  Son  devoir  était  de  terminer  ses  étu-r 
des  secondaires.  A  plusieurs  reprises,  dans  le 
cours  de  l'année  1914-1915,  il  essaya  de  fléchir 
la  volonté  qui  l'empêchait  de  partir.  Ce  fut  sans 


44  LE    SEMEUR 


succès  d'ailleurs  et  ce  fut  chaque  fois  un  véri- 
table désespoir.  Un  témoin  de  cette  affliction 
disait,  un  jour,  à  M.  Lauga  que  souvent  il  l'avait 
vu  rentrer  du  lycée,  prendre  rapidement  son  goû- 
ter, puis  monter  en  sanglotant  dans  sa  chambre  : 
«  Que  ferai-je  plus  tard,  répétait-il  fréquem- 
ment, quand  on  me  demandera  comment  j'ai 
passé  la  guerre  ?  Faudra-t-il  répondre  que  je 
poursuivais  mes  études  pendant  que  mes  cama- 
rades tombaient.  Oh  !  partir,  partir,  et  voler 
pour  la  France  !  » 

En  attendant  le  départ  rêvé,  il  employait  ses 
moindres  loisirs  à  résoudre  des  problèmes  d'avia- 
tion. Jusqu'au  bout,  il  a  été  préoccupé  par  le  pro- 
blème de  la  stabilisation  de  l'avion  et,  avant  de 
mourir,  il  a  pu  déposer  un  projet  qui  a  retenu 
l'attention  des  autorités  de  l'aviation.  Enfin,  en 
juillet,  il  fut  reçu  à  son  baccalauréat.  Le  jour 
même,  il  disait  à  son  père  :  «  J'ai  tenu  ma  pro- 
messe ;  à  toi  de  tenir  la  tienne.  J'ai  17  ans  ;  je 
peux  m'engager  dans  l'aviation  ;  je  te  supplie  de 
faire  les  démarches  nécessaires.  »  Malgré  des 
anxiétés  bien  naturelles,  les  parents  acceptèrent 
le  sacrifice.  Les  demandes  furent  faites  et  son 
engagement  pour  la  durée  de  la  guerre  fut  signé 
le  13  juillet  19 15.  Il  fut  incorporé  au  centre  de 
Dijon,  passa  au  camp  d'Avor  à  Tours  et  fit  un 
stage  à  l'école  de  tir  aérien  de  Cazeaux,  près 
d'Arcachon.  Le  23  février  191 6,  il  obtint  son 
brevet  de  pilote  et  fut  affecté  à  une  escadrille  de 


NOS    TABLETTES    D  OR  45 


chasse.  «  C'est  ici,  nous  écrit  M.  Lauga,  que  je 
voudrais  pouvoir  vous  communiquer  des  extraits 
des  lettres  que  Robert  m'écrivit  de  Dijon,  puis 
de  Tours,  puis  de  Cazeaux,  enfin  du  front.  Chose 
curieuse  et  simplement  émouvante,  il  ne  séparait 
pas  son  amour  de  l'avion  de  sa  foi  en  Dieu.  Il 
rêvait  de  battre  le  record  de  la  hauteur  et  me 
disait  que  je  ne  pouvais  que  l'approuver  : 
«  Quand  je  suis  tout  seul  dans  le  ciel  où  mon 
a  avion  se  cabre,  m'écrivait-il  un  jour,  et  où  j'ai 
«  tant  de  joie  à  le  mater,  je  me  sens  plus  près 
«  encore  de  Dieu.  »  Puis,  ce  fut  «  la  chasse  ». 
Il  obtint  sa  première  citation  et  son  galon  de 
caporal  par  ses  prouesses  héroïques.  Il  était  l'en- 
fant aimé  de  son  escadrille.  Ses  17  ans  et  son 
regard  si  pur,  si  enfantin,  son  courage,  qui  fai- 
sait de  lui,  toujours,  un  volontaire  des  missions 
périlleuses,  gagnaient  tous  les  cœurs.  Pourtant,  il 
ne  se  sentait  pas  très  à  l'aise.  Vous  savez  qu'au 
front,  à  un  certain  moment,  nous  avons  tous  été 
un  peu  agacés  par  l'encens  dont  on  grisait  les 
«  chasseurs  ».  A  part  des  «  as  »  du  genre  de 
Guynemer  —  et  certes  il  y  en  avait  —  les  chas- 
seurs succombaient  trop  aisément  aux  tentations 
que  dressaient  devant  eux  de  trop  maladroits 
admirateurs.  Robert  se  demandait  avec  stupéfac- 
tion, et  en  en  souffrant  beaucoup,  comment  cer- 
tains pouvaient  être  des  hommes  de  l'air  pur  et 
ne  pas  éprouver  le  besoin  de  mettre  un  peu  plus 
de  pureté  dans  leur  vie,  car  lui  ne  changeait  pas. 


46  LE   SEMEUR 


Je  le  vis,  à  ce  moment,  à  Paris  où  il  était  en 
permission  de  quarante-huit  heures  pour  voir  sa 
mère  et  ses  sœurs,  et  ma  femme  et  moi  nous 
fûmes  frappés  de  la  belle  clarté  de  son  regard. 
Nous  vîmes  en  lui  tout  au  fond  et  tout  était  pur 
comme  de  l'eau  de  source.  Je  ne  fus  pas  étonné 
d'apprendre,  quelques  jours  plus  tard,  qu'il  quit- 
tait volontairement  les  gloires  acquises  et  pro- 
mises de  la  «  chasse  »  pour  entrer  dans  l'obscuri- 
té de  l'aviation  de  bombardement.  Il  fut  là  ce  qu'il 
avait  été  partout  :  consciencieux  jusqu'au  scru- 
pule, exquis  camarade,  audacieux  jusqu'à  la  té- 
mérité. Ses  lettres  étaient  devenues  plus  rares  ; 
mais  je  savais  que  sa  piété  restait  la  même,  qu'il 
s'était  affilié  avec  joie  à  la  Fédération  dont  il 
admirait  chaque  mois  jusqu'à  l'envi  les  beaux 
héros  que  racontent  vos  «  Tablettes  d'Or  ».  Au 
fur  et  à  mesure  que  le  danger  redoublait,  il  re- 
doublait de  tendresse  pour  les  siens,  calmant 
leurs  angoisses.  Sergent  en  septembre  191 7,  adju- 
dant en  janvier  1918,  plusieurs  fois  cité,  il  atten- 
dait avec  patience  sa  nomination  de  sous-lieute- 
nant pour  la  porter  en  hommage  à  sa  mère.  Elle 
arriva  deux  jours  trop  tard...  » 

Le  if  septembre  1916,  il  fut  cité  à  l'ordre  de 
l'armée  :  «  Animé  de  la  plus  belle  bravoure, 
s'est  dépensé  sans  compter  depuis  son  arrivée 
au  front.  A  livré  vingt-trois  combats  aériens. 
Dans  les  dernières  opérations,  a  été  choisi  à  plu- 
sieurs reprises  pour  attaquer,  à  coups  de  mitrail- 


NOS    TABLETTES    D'OR  47 


leuses,  les  tranchées  ennemies.  À  fait,  au  cours 
de  ses  missions,  l'admiration  de  tous.  » 

Il  était  de  ceux  à  qui  avait  été  confié  le  soin 
de  la  réponse  après  le  bombardement  féroce 
de  Paris  par  les  premiers  «  gothas  ».  Il  ne  re- 
vint pas.  Alors  que,  la  mission  terminée,  ses  ca- 
marades et  lui  s'en  retournaient  à  cinq  mille  mè- 
tres d'altitude,  ils  furent  attaqués  par  une  esca- 
drille de  «  chasseurs  »  allemands,  «  II  se  battit, 
ont  dit  ses  amis  attristés,  avec  sa  bravoure  habi- 
tuelle, descendit  son  adversaire  ;  mais  son  appa- 
reil flambait  à  son  tour  et  il  vint  s'écraser  sur  le 
sol.  ))  C'était  le  2  février  1918.  Sa  nomination 
de  sous-lieutenant  l'attendait  au  port. 

Les  renseignements  fournis  par  ses  camara- 
des étant  assez  vagues,  on  fut  longtemps  dans 
l'incertitude  sur  son  sort.  Le  combat  aérien  au 
cours  duquel  il  avait  disparu  avait  eu  lieu  sur 
le  camp  de  Sissonne,  à  une  trentaine  de  kilomè- 
tres dans  les  lignes  allemandes.  Ce  n'est  que  près 
de  trois  mois  après  sa  disparition  qu'il  fut  pos- 
sible à  ses  parents  d'obtenir  la  certitude  de  sa 
mort.  Le  3  avril  19 18,  notre  ami  avait  été  cité  à 
Tordre  de  la  division  :  «  Excellent  pilote  qui. 
après  s'être  distingué  dans  la  chasse,  a  accompli 
superbement  son  devoir  dans  le  bombardement. 
Toujours  volontaire  pour  toutes  les  missions, 
était  un  véritable  modèle  pour  ses  camarades. 
Vient  de  tomber  bravement  au  cours  d'un  dur 
combat  soutenu  très  à  l'intérieur  des  lignes  en- 
nemies. » 


LE    SEMEUR 


Jacques  Mattcr  est  né  à  Rouen  le  29  novem- 
bre 1891.  Venu  à  Paris  en  1897,  il  a  fait  ses 
études  au  lycée  Voltaire.  Après  son  baccalau- 
réat, il  fut  élève  à  l'Ecole  de  Physique  et  de  Chi- 
mie, puis  diplômé  comme  ingénieur  chimiste  en 
juillet  1912.  Dans  les  années  1910,  191 1  et  1912, 
il  avait  été  au  camp  de  Domino  parmi  les  plus 
fervents  pionniers.  Il  aimait  toujours  le  camp  et, 
en  191 3,  il  profita  d'une  permission  pour  aller 
prendre  l'air  de  Domino.  C'est  pendant  ses  études 
à  TEcole  de  Physique  et  de  Chimie  qu'il  était 
devenu  membre  de  notre  Fédération  en  se  ratta- 
chant à  notre  Association  de  Paris. 

Il  était  trop  absorbé  par  ses  .études  pour  don- 
ner beaucoup  de  temps  à  notre  groupement  dont 
il  était  pourtant  un  membre  très  fidèle  et  très 
chaud.  Sa  caractéristique  était  une  grande  droi- 
ture de  conscience  et  une  extrême  modestie.  Il 
manifestait  peu  ses  sentiments  profonds.  Sa  foi 
était  simple,  claire,  mais  éprouvait  peu  le  besoin 
de  s'affirmer  en  paroles.  Quand  il  sortait  de  ses 
études,  ses  préférences  étaient  pour  un  tout  petit 
groupe  d'amis  très  intimes.  Particulièrement  lié 
avec  Roger  Allier,  il  était  du  petit  cénacle  qui,  le 
troisième  dimanche  de  chaque  mois,  se  réunissait 
au  boulevard  Raspail.  Une  de  ses  joies  fut,  vers 
cette  époque-là,  de  faire,  avec  son  ami,  une  ran- 
donnée à  bicyclette  pour  visiter  les  châteaux  de 
la  Loire.  Très  passionné  de  liberté  individuelle, 
il  était  très  discret  vis-à-vis  des  autres  parce  qu'il 


NOS    TABLETTES    D  OR 


49 


entendait  qu'on  le  fût  vis-à-vis  de  lui.  Toujours 
prêt  à  se  rendre  à  un  appel  dont  il  distinguait 
l'utilité,  il  était  aisément  effarouché  par  une  ten- 
tative de  pression.  Il  avait  un  haut  idéal  de 
pureté  morale  :  «  Je  me  rappelle,  nous  écrit  un 
de  ses  intimes  amis,  qu'au  cours  d'un  voyage  que 
nous  fîmes  ensemble  tous  deux  en  Belgique,  à 
Pâques  19 14,  nous  avons  débarqué  à  5  heures  du 
matin  à  Namur  et  errions  dans  la  ville,  en  quête 
d'un  hôtel  ou  d'un  restaurant  où  nous  pourrions 
prendre  quelque  chose  de  chaud.  Nous  étions 
tombés  sur  un  lendemain  de  kermesse,  avec  les 
rues  remplies  de  fêtards  et  les  cabarets  débor- 
dants de  viveurs  et  de  femmes.  La  secousse  de 
ce  spectacle  avait  brisé,  cette  fois,  sa  réserve 
ordinaire  et  nous  pûmes  abondamment  parler 
de  notre  idéal  de  pureté...  » 

Il  partit  pour  son  service  militaire  en  octobre 
1912.  Il  entra  ensuite  à  l'école  d'officiers  de  ré- 
serve dont  il  sortit  troisième.  Il  vint  à  Vincennes 
faire  ses  six  derniers  mois  de  service  comme 
sous-lieutenant.  C'est  de  là  qu'il  est  parti,  le 
Ier  août  1914,  pour  la  guerre.  Il  a  participé  aux 
premiers  combats  dans  la  région  de  Longwy,  puis 
à  la  retraite  après  laquelle  son  régiment  se  fixa 
momentanément  dans  la  forêt  de  l'Argonne. 

Au  printemps  191 6,  notre  camarade  fut  nom- 
mé lieutenant.  Le  régiment  fut  alors  envoyé  dans 
la  Somme.  On  voudrait  avoir  beaucoup  de  let- 
tres de  ce  garçon  qui  appartenait  véritablement  à 

4. 


50  LE  ..SEMEUR 


l'élite.  Mais  il  était  essentiellement  un  homme 
d'action  et  il  ne  confiait  jamais  à  sa  plume  le 
soin  de  traduire  les  élans  de  son  âme.  Il  avait, 
avec  tous  les  siens,  une  abondante  correspon- 
dance. Mais  il  ne  relate  jamais  que  des  faits  et 
se  tait  presque  toujours  sur  les  sentiments  qui, 
pourtant,  étaient  en  lui  tout  vibrants  et  prenaient 
toujours  une  allure  religieuse.  «  Il  était,  écrit 
M.  Paul  Schmidt  qui  l'avait  beaucoup  vu  dans 
l'Argonne,  de  ceux  que  l'aumônier  ne  dérange 
jamais,  de  ceux  qui  l'attendent  toujours  et  il 
était  rare  que  l'entretien  ne  se  terminât  pas  par 
la  prière  après  la  lecture  de  quelques  passages 
de  l'Evangile.  De  mes  entretiens  avec  lui,  il  me 
reste  un  souvenir  lumineux  et  bon.  Quand  il  vint 
me  faire  ses  adieux  dans  ma  petite  cagna  sou- 
terraine, il  faisait  gris  et  froid  ;  mais,  dans  son 
cœur,  il  y  avait  de  la  chaleur  et  de  la  lumière. 
Avant  de  nous  séparer,  nous  lûmes  quelques  pas- 
sages de  la  Bible,  puis  je  priai  et  lui  aussi  pria.  » 
Grièvement  blessé  à  Bouchavesnes  le  20  sep- 
tembre 191 6,  notre  ami  fut  cité  à  l'ordre  de  l'ar- 
mée :  «  Attitude  superbe  au  feu  depuis  le  début 
de  la  campagne.  Du  13  au  20  septembre,  à  son 
poste  de  lieutenant  de  batterie,  a  eu  une  conduite 
au-dessus  de  tout  éloge.  Sous  les  plus  violents 
bombardements,  allant  d'une  pièce  à  l'autre  avec 
un  calme  extraordinaire  au  milieu  des  éclate- 
ments, a  su,  par  son  exemple  énergique,  galva- 
niser l'ardeur  de  ses  hommes  et  faire  tirer  ses 


NOS    TABLETTES    D  OR  51 


pièces  sous  les  bombardements  les  plus  sévères.  » 
Il  demanda  à  être  envoyé  à  l'hôpital  des  dia- 
conesses à  Paris.  Il  y  fut  soigné  jusqu'en  février 
1917.  «  J'ai  vu  plusieurs  fois  Jacques,  écrit  M.  le 
pasteur  Couve,  quand  il  était  aux  diaconesses, 
mieux  sans  doute  que  je  n'aurais  pu  le  faire 
ailleurs.  Sous  sa  réserve  —  et,  à  cet  âge,  on  ne 
peut  guère  attendre  de  l'expansion  et  les  jeunes 
ont  la  pudeur  des  manifestations  religieuses,  sur- 
tout quand  ils  sont  très  sincères  et  honnêtes  — 
on  sentait  le  sérieux  de  l'homme  et  j'ai  toujours 
eu  l'impression  qu'il  avait  choisi  la  bonne  part  ; 
non  pas  seulement  qu'il  suivait  une  tradition, 
mais  qu'il  savait  ce  qu'il  croyait  comme  il  savait 
ce  qu'il  voulait.  » 

Boitant  encore,  il  fut  désigné  pour  commander 
une  section  de  repérage  par  observatoires  terres- 
tres (S.  R.  O.  T.)  aux  environs  de  Reims,  près 
de  Berry-au-Bac.  Il  réussit  parfaitement  dans  cet- 
te mission  et  perfectionna  les  méthodes  si  bien  qu'il 
fut  chargé,  en  novembre  191 7,  d'enseigner  à  d'au- 
tres ce  qu'il  avait  appris  pour  lui-même.  Il  passa 
trois  mois  au  Mont  Valérien  avec  ses  élèves  et 
partit  avec  eux,  fin  janvier  1918,  pour  faire  l'ap- 
plication pratique  de  son  enseignement  dans  un 
champ  de  tir  en  Champagne.  C'est  là  qu'au  com- 
mencement de  mars  il  prit  froid  à  la  suite  d'une 
randonnée  en  automobile  découverte,  par  la 
neige,  et  contracta  la  maladie  qui  devait  l'empor- 
ter. Evacué  quinze  jours  après  sur  Châlons,  il  ne 


52  LE    SEMEUR 


put  y  rester  à  cause  des  bombardements  noctur- 
nes et  fut  transporté  à  Lyon,  puis  à  la  côte  Saint- 
André,  au  sanatorium  militaire  où  il  s'éteignit 
doucement  le  14  juillet  1918.  Même  sur  son  lit 
d'hôpital,  pendant  ces  trois  mois  où  il  s'est  vu 
décliner,  il  n'a  pas  ouvert  la  bouche  sur  le  sacri- 
fice qui  lui  était  demandé.  C'était  sa  manière  de 
l'accepter  et  ceux  qui  l'entouraient  se  sont  incli- 
nés devant  sa  volonté.  Mais,  s'il  n'y  a  pas  eu  de 
sa  part  épanchement  du  cœur,  sa  sérénité,  son 
humeur  affable  et  douce,  sa  bonté  tranquille 
montraient  qu'il  fortifiait  son  âme  à  la  source  de 
vie. 

Charles  Cornand  est  né  le  5  juin  1893,  à  Pri- 
vas (Ardèche)  où  son  père  était  professeur.  C'est 
au  collège  de  cette  petite  ville  qu'il  fit  ses  études 
secondaires  ;  c'est  là  également  qu'il  suivit  l'ins- 
truction religieuse  de  MM.  les  pasteurs  Valla  et 
Mathieu.  Déjà  se  manifestaient  le  sérieux,  la 
limpidité  de  son  âme  ;  et  ses  compagnons  d'étu- 
des et  d'Union  chrétienne  sentaient  s'exercer  sur 
eux  l'influence  de  ce  camarade  au  caractère  si 
tranquille,  à  l'air  doux,  plutôt  timide,  mais  si 
résolu  dans  son  désir  de  bien  faire. 

A  la  fin  de  19 12,  il  partit  pour  l'Angleterre 
afin  de  se  perfectionner  dans  la  connaissance  de 
l'anglais  en  vue  d'une  carrière  commerciale.  Il 
commença  par  séjourner  au  Collège  de  Weston- 
Super-Mare,  puis  ij  s'installa  comme  professeur 


NOS    TABLETTES    D  OR  53 


libre  de  français  à  Gosport.  Il  vécut  là  auprès 
d'un  vieil  ami  de  son  père,  le  Rév.  Tanner,  qu'il 
accompagnait  fréquemment  au  cours  de  ses  visi- 
tes pastorales  et  de  ses  réunions  en  plein  air  dans 
les  quartiers  pauvres  de  la  ville.  C'est  à  cette 
époque  que,  changeant  d'orientation,  il  fit  part  à 
ses  parents  de  son  grand  désir  de  consacrer  sa 
vie  au  service  de  Dieu. 

N'ayant  pas  de  diplômes  universitaires  et  un 
peu  embarrassé  pour  entreprendre  des  études  en 
vue  du  ministère,  il  se  décida  à  entrer  au 
Bible  Training  Institute  de  Glasgow,  école  de 
théologie  pratique  fondée  par  Moody,  et  qui  pré- 
pare chaque  année  de  nombreux  pasteurs,  évan- 
gélistes  et  missionnaires.  Il  y  passa  une  année, 
conquérant  l'affection  de  ses  maîtres. 

Au  cours  de  l'hiver  eurent  lieu,  à  Glasgow, 
sous  la  direction  du  Dr  Chapman,  de  grandes 
assemblées  de  Réveil  qui  firent  une  profonde 
impression  sur  beaucoup  d'âmes.  Charles  Cor- 
nand  n'était  pas  prodigue  de  confidences  intimes; 
c'était,  selon  l'expression  anglaise,  «  a  man  of 
few  words  ».  Mais  ses  amis  sont  d'accord  avec 
ses  parents  pour  penser  que  les  réunions  du 
Dr  Chapman  eurent  sur  lui  une  très  grande  in- 
fluence et  donnèrent  à  sa  vocation  comme  à  sa 
piété  l'impulsion  décisive.  Il  ne  céda  pas  du 
reste  le  moins  du  monde  à  la  tentation  de  sous- 
estimer  la  valeur  des  études  dans  la  préparation 
de  son  activité  chrétienne.  Les  deux  années  ré- 


54  LE   SEMEUR 


glementaires  du  Bible  Training  Institut e  lui  pa- 
raissaient même  insuffisantes.  Il  rêvait  de  s'ins- 
truire solidement  pour  agir  avec  plus  de  force. 
La  guerre  vint  interrompre  son  effort. 

Lorsque  sonna  la  mobilisation,  il  était  en  va- 
cances à  Privas.  Quoique  jouissant  d'un  sursis 
d'études  à  l'étranger,  il  se  présenta  immédiate- 
ment au  bureau  de  recrutement.  Versé,  le  5  août, 
au  ...e  d'infanterie,  il  subit  une  courte  prépara- 
tion militaire  et,  dès  le  début  de  novembre  1914, 
il  était  sur  le  front  de  la  Somme. 

«  Un  jour,  raconte  son  vieil  ami  d'enfance 
Marcel  Valdeyron,  dans  une  tranchée  que  nous 
avions  creusée  sous  le  feu  des  Allemands,  j'appris 
qu'un  renfort  nous  était  arrivé  et  que,  parmi 
nos  nouveaux  camarades,  se  trouvait  Charles. 
Avec  quelle  ardeur  je  parcourus  l'étroit  boyau, 
demandant,  dans  tous  les  trous  successifs,  s'il  n'y 
avait  pas  là  un  nommé  Cornand,  et  avec  quelle 
joie  je  l'entendis  à  la  fin  répondre  à  mes  appels! 
Nous  nous  embrassâmes  comme  deux  frères, 
tellement  émus  l'un  et  l'autre  que  nous  ne  sa- 
vions d'abord  que  nous  dire.  Désormais  je 
n'étais  plus  seul » 

La  rude  vie  commence  dans  «  les  épouvanta- 
bles tranchées  ».  La  Somme,  avec  son  hiver 
boueux,  son  printemps  plus  facile,  la  bataille  de 
Champagne,  l'oasis  d'un  séjour  en  Haute- Alsace, 
puis  Verdun.  Après  vingt-cinq  jours  de  souffran- 
ce indicible  à  Thiaumont,  la  division  descend  au 


NOS    TABLETTES     D  OR  55 

repos,  et  Cornand  est  nommé  caporal.  Il  lui  faut, 
non  sans  douleur,  quitter  l'escouade  où  il  a  vécu 
plus  d'un  an  et  où  tous  avaient  appris  à  l'aimer 
«  comme  savent  aimer  les  soldats,  d'une  amitié 
brusque  qui  semble  avoir  peur  de  se  dévoiler, 
mais  qui  est  profonde  pourtant  et  qui  se  témoi- 
gne, quand  on  se  retrouve,  par  des  poignées  de 
mains  significatives,  et  par  des  éclairs  qui  pas- 
sent dans  les  yeux   ». 

Au  milieu  de  sa  nouvelle  compagnie,  du  reste, 
Cornand  ne  tarda  pas  à  se  faire  une  place. 
«  Dans  cette  grande  famille,  tout  le  monde  le 
connaissait,  et  l'aimait.  Il  n'y  avait  pas  de  petits 
services  qu'il  ne  rendît  avec  plaisir  aux  uns  et 
aux  autres.  Il  savait  donner  un  coup  de  main  à 
un  retardataire,  encourager  par  une  bonne  parole 
un  camarade  désolé,  donner  un  conseil,  écrire 
la  lettre  d'un  soldat  embarrassé,  partager  le  pa- 
quet dernièrement  reçu.  Il  savait  aussi,  en  toute 
simplicité,  exprimer  à  ses  supérieurs  des  opinions 
dont  ils  prenaient  note...   » 

Au  début  de  1917,  il  suit  un  cours  de  perfec- 
tionnement, et.  en  juin,  après  des  jours  horribles 
passés  au  Chemin  des  Dames,  «  accroupi  dans 
le  boyau,  à  regarder  monter  les  torpilles  et  à 
attendre  la  mort  »,  il  est  nommé  sergent  et  cité  à 
l'ordre  du  régiment  :  «  Remplissant  les  fonc- 
tions de  caporal-fourrier,  s'est  multiplié  pour 
assurer  la  liaison  avec  les  unités  voisines  au 
cours    de   l'attaque  du   11   mai   1917.    A  été  un 


56  LE   SEMEUR 


auxiliaire  précieux  pour  son  commandant  de 
compagnie.  » 

Encore  un  de  ces  changements  de  milieu,  de 
camarades  !  La  situation  était  délicate  :  Cornand 
remplaçait  un  sous-officier  qui  avait  demandé  son 
changement  parce  qu'il  ne  pouvait  rien  faire  de 
ses  hommes.  Lui,  qui  avait  toujours  son  air 
timide,  n'allait-il  pas  susciter  la  moquerie  ?  Mais 
il  sut  comprendre  ses  subordonnés,  il  sut,  sans 
les  punir,  acquérir  sur  eux  de  l'autorité.  Il  par- 
lait, commandait,  exigeait  même  sans  blesser 
jamais.  Il  se  montrait  bon  avec  tous,  camarade 
quand  il  fallait,  mais  il  gardait  toujours  son  au- 
torité. «  Je  n'ai  jamais  vu,  écrit  un  camarade, 
chef  plus  aimé,  plus  respecté,  plus  obéi.  » 

Consciencieux  à  l'extrême  dans  Faccomplisse- 
ment  de  sa  besogne  militaire,  il  trouvait  du  temps 
cependant  pour  cultiver  de  précieuses  amitiés  et 
pour  enrichir  son  esprit  par  la  lecture.  C'est  à 
cette  époque  que,  grâce  à  des  amis,  il  fit  plus 
intimement  connaissance  avec  la  Fédération.  Il  y 
adhéra  avec  enthousiasme  et  devint  un  lecteur 
assidu  de  la  Correspondance  mensuelle.  Dans  la 
chaude  atmosphère  de  notre  cher  groupement, 
sa  personnalité,  mûrie  par  les  responsabilités, 
s'épanouissait. 

La  grande  bataille  du  printemps  commença. 
La  division  de  Cornand  souffrit  beaucoup  au 
Kemmel.  Mais  lui  revint  encore  indemne.  Une 
seconde  citation  à  l'ordre  du  régiment  soulignait 


NOS     TABLETTES    D  OR  57 

son  persévérant  courage  :  «  Excellent  sous-offi- 
cier, très  courageux  et  très  dévoué.  S'est  dépensé 
sans  compter  pour  assurer  les  travaux  de  défen- 
se au  cours  des  combats  des  25,  26  et  27  avril 
1918.  »  Il  était  proposé  pour  le  grade  de  sous- 
lieutenant. 

Modeste  presque  à  l'excès,  cet  avancement  ne 
le  grisait  pas.  Mais  il  s'en  réjouissait  à  cause  de 
l'influence  plus  grande  qu'il  comptait  pouvoir 
exercer.  Il  faisait  des  plans  pour  l'avenir.  Pen- 
tecôte, au  repos,  fut,  avec  des  amis,  une  fête  de 
douceur  et  de  détente. 

Quelques  jours  après,  le  30  mai  1918,  brus- 
quement, la  division  était  alertée  et  se  portait,  à 
marches  forcées,  vers  la  Montagne  de  Reims  me- 
nacée. En  route,  Cornand  recevait  sa  noriiination, 
prenait  son  commandement.  Vers  le  soir,  on 
atteignit  les  lignes  et  le  lendemain,  alors  que, 
paraît-il,  il  donnait  sur  le  bord  du  talus,  un  obus 
vint  le  blesser  à  l'aisselle.  Il  survécut  quelques 
heures  ;  mais,  quand  il  arriva  à  l'ambulance,  l'hé- 
morragie avait  fait  ?on  œuvre,  il  était  mort. 

Xotre  camarade  était  simple,  dans  ses  maniè- 
res comme  dans  ses  paroles  ;  il  était  calme,  au 
point  que  quelques-uns  croyaient  à  de  la  froi- 
deur ;  il  avait  volontiers  sur  les  lèvres  un  sou- 
rire parfois  imperce^  tiblement  malicieux,  tou- 
jours très  affectueux  et  très  bon.  Mais,  derrière 
cette  simplicité,  derrière  ce  calme,  derrière  ce 
sourire,  il  y  avait  une  âme  ardente,  et  u.ie  âme 
qui  souffrait. 


58  LE    SEMEUR 


Deux  douleurs,  en  particulier,  ont  pesé  lour- 
dement sur  lui  pendant  la  guerre  :  la  douleur, 
d'abord,  de  la  guerre  elle-même.  C'était  un  doux 
et  même  un  tendre.  Et  la  cruelle  réalité  le  faisait 
horriblement  souffrir. 

Certes,  il  croyait  de  toute  son  âme  à  la  justice 
de  la  cause  pour  laquelle  il  combattait,  et  seule 
cette  foi  ardente  était  capable  de  faire  de  ce  pa- 
cifique un  bon  soldat,  mais  toujours  sa  pensée, 
son  cœur,  étaient  hantés  par  le  désir  passionné 
que  vînt,  selon  son  expression  constante,  la  fin 
de  l'épouvantable  tuerie. 

Et  sa  seconde  souffrance  était  celle  de  vivre 
dans  un  milieu  ou  son  âme  si  pure  était  trop  sou- 
vent blessée,  meurtrie  par  les  conversations  qu'il 
entendait,  par  les  actes  qu'il  voyait.  Son  épreuve 
particulière  fut,  par  suite  des  circonstances,  d'être 
trop  isolé,  de  ne  pas  avoir  à  côté  de  lui  un  confi- 
dent de  ses  préoccupations  spirituelles.  Il  voyait 
avec  un  serrement  de  cœur  les  ravages  moraux 
de  la  guerre  :  «  La  guerre,  loin  d'avoir  amené 
les  âmes  à  Dieu  (je  parle  d'une  façon  générale), 
comme  certains  chrétiens  l'ont  cru  et  le  croient 
encore,  les  en  aura  éloignées.  N'est-il  pas  logi- 
que, d'ailleurs,  que  le  déchaînement  de  toutes  les 
puissances  du  mal  amène  du  mal  et  non  du 
bien  ?  L'on  se  sent  parfois  découragé  devant 
tout  ce  inal.  Pourtant,  on  ne  devrait  pas.  Nous 
n'avons  pas  assez  de  foi,  nous  ne  faisons  pas 
assez  usage  de  cette  grande  puissance  qui  nous  a 
été  donnée  et  qui  est  la  prière.  » 


NOS    TABLETTES     D  OR  59 


Tout  Charles  Cornand  est  là,  avec  ses  grandes 
souffrances,  mais  aussi  avec  sa  grande  foi  qui  le 
rendait  victorieux.  Il  croyait  d'une  manière  hum- 
ble et  forte.  Ses  expériences  de  la  guerre 
n'avaient  fait  qu'enrichir  sa  piété,  déjà  si  per- 
sonnelle et  si  vivante.  Tout,  en  lui,  respirait  la 
foi. 

Et  c'est  de  là  que  venait,  en  dépit  de  ses  souf- 
frances, cette  sérénité  joyeuse  qui  était  la  carac- 
téristique dernière  de  sa  personnalité.  Après  les 
rudes  heures  du  Chemin-des-Dames,  où  il  avait 
vu  de  si  près  la  captivité  et  la  mort,  il  pouvait 
écrire  :  «  Malgré  tout,  Dieu  est  là,  qui  peut 
continuer  à  me  garder,  et  qui  me  gardera  si  telle 
est  sa  volonté.  Que  peuvent  faire  les  Allemands 
contre  Lui  ?  »  Et,  au  cours  même  de  la  bataille 
de  la  Malmaison  :  «  Soyons  forts  et  courageux. 
Gardons  la  confiance  et...  le  sourire  en  dépit  de 
tout  !  »  Sur  les  pentes  du  Kemmel,  alors  que 
l'angoisse  oppressait  les  âmes,  il  restait  calme  et 
réconfortait  un  ami  avec  tant  de  puissance  que 
celui-ci,  à  son  tour,  devenait  capable  d'en  récon- 
forter d'autres.  Et  le  jour  enfin  où  il  fut  blessé, 
lorsque  les  soins  du  poste  de  secours  l'eurent  fait 
sortir  pour  un  moment  de  l'inconscience  où  il 
était  déjà  tombé,  il  n'eut  de  paroles  que  pour  re- 
mercier avec  une  infinie  douceur  ceux  qui  s'étaient 
occupés  de  lui...  «  Nous  croyons,  a  écrit  un  de 
ses  amis  d'Angleterre,  —  et  tous  ses  amis  de 
guerre  s'associent  à  ce  beau  témoignage  —  nous 


60  LE   SEMEUR 


croyons  qu'il  est  maintenant  avec  son  Sauveur 
qu'il  aimait  et  qu'il  s'efforçait  de  suivre  de  près. 
A  le  voir  si  bon,  à  le  voir  haïr  si  fort  tout  ce 
qui  est  impur,  on  sentait  bien  qu'il  était  prêt  à 
«  voir  le  Roi  dans  toute  sa  beauté  ». 

Edouard  de  Robert  est  né  à  Saint-Amans-Val- 
toret  (Tarn),  le  n  février  1893.  Son  père  était 
pasteur  et  il  fut  élevé  dans  un  milieu  religieux 
où  la  foi  personnelle  était  placée  au  premier 
rang,  où  l'accent  était  mis  constamment  sur  la 
responsabilité  de  lame  dans  les  décisions  spiri- 
tuelles qui  engagent  la  vie  entière.  En  1901,  il 
suit  son  père  à  Bordeaux,  où  il  commence  ses 
études  au  lycée.  Il  devait  tout  naturellement  faire 
partie  de  notre  groupe  de  Lycéens  chrétiens.  En 
1913,  reçu  simultanément  à  l'Ecole  Polytechni- 
que et  à  l'Ecole  Normale,  il  opte  pour  cette  der- 
nière. A  Paris,  il  jouit  beaucoup  de  ses  études  et 
de  l'atmosphère  scientifique  et  morale  qu'il  res- 
pire. Au  bout  de  quelques  mois,  la  lecture  de 
l'Evolution  créatrice  de  Bergson,  et  probablement 
aussi  le  désir  d'élargir  ses  horizons  intellectuels, 
le  décident  à  s'orienter  vers  les  sciences  natu- 
relles. Il  fait  de  la  botanique  avec  passion.  En 
juin  19 14,  il  est  reçu  licencié  avec  la  mention  très 
bien.  A  l'Ecole  Normale,  il  s'imposait  à  tous  par 
sa  gaieté  et,  en  même  temps,  par  sa  pureté  de 
mœurs.  Aussi  souvent  que  son  travail  le  lui  per- 
mettait,  il   suivait   les   réunions   de   l'Association 


NOS     TABLETTES    d'ûR  6l 


de  la  rue  de  Vaugirard.  La  conférence  de 
M.  John  Mott  à  l'Oratoire,  en  novembre  1913, 
l'avait  profondément  remué.  Ses  préoccupations 
religieuses  se  développaient.  On  en  trouve  les 
traces  dans  sa  correspondance  d'alors.  C'est  ainsi 
qu'il  y  note,  en  1913,  un  sermon  de  M.  Monnier 
spécialement  adressé  aux  étudiants  :  «  Son  texte 
était  à  peu  près  :  «  Faites  la  volonté  de  Dieu  et 
vous  verrez  si  ma  doctrine  est  de  Dieu.  »  Cette 
idée  d'une  obéissance  préalable,  qui  devient  en- 
suite source  et  cause  de  lumière  et  de  révélation, 
a  été  présentée  d'une  manière  si  logique  et  si 
lumineuse  qu'il  était  impossible  de  ne  pas  réflé- 
chir. »  Réfléchir  et  se  faire  une  conviction  bien 
personnelle,  c'est,  en  effet,  son  souci  constant.  En 
1915.  il  offrira  un  Nouveau  Testament  à  l'un  de 
ses  camarades  avec  cette  dédicace  :  «  A  mon 
compagnon  d'armes  B.,  en  souvenir  de  la  grande 
guerre  et  d'une  discussion  sur  :  une  religion  rai- 
sonnablement acceptable.  » 

La  guerre  le  surprend  à  Nancy,  où  il  terminait 
une  période  d'instruction  militaire  avec  ses  cama- 
rades de  l'Ecole  Normale.  Envoyé  successivement 
à  Troyes  et  à  Mâcon,  il  est  nommé  sous-lieute- 
nant à  la  fin  de  décembre  et  part  pour  le  front 
au  commencement  de  janvier  1915.  Il  est  ardem- 
ment pacifique  et  la  guerre  pose  devant  lui  un 
douloureux  problème.  Mais  il  ne  tarde  pas  à 
concilier  ses  devoirs  de  chrétien  et  de  soldat, 
comprenant  le  sens  rrofond  de  la  guerre  actuelle; 


02  LE    SEMEUR 


et  cet  idéaliste  pacifique  devient  un  splendide 
guerrier.  Une  lettre  de  M.  l'aumônier  Cadier, 
écrite  après  sa  mort,  fait  bien  ressortir  ce  trait 
de  sa  physionomie  morale  :  «  ...La  dernière  fois 
que  j'ai  vu  Edouard,  c'était  sur  le  sommet  du 
Mort-Homme,  où  ce  capitaine  de  vingt-cinq  ans 
avait  établi  son  poste  de  commandement  provi- 
soire de  commandant  de  bataillon.  En  le  consi- 
dérant debout  sur  ce  sommet  funèbre,  pétri 
d'acier  et  de  chair  humaine,  en  entendant  tom- 
ber de  sa  bouche  des  paroles  sereines  devant 
l'immense  horizon  des  lignes  ennemies,  depuis  le 
bois  de  Chaume  jusqu'au  piton  de  Montfaucon 
vers  lequel  le  soleil  se  couchait  dans  le  sang,  j'ai 
eu  l'impression  qu'il  y  avait  chez  ce  jeune  hom- 
me quelque  chose  de  si  grand  que  je  l'appelai  : 
«  duc  du  Mort-Homme  ».  Il  me  répondit  avec 
un  sourire  attristé  :  «  Mort-Homme,  je  n'aime 
pas  ce  nom.  »  ...Il  symbolisait  à  mes  yeux  ce 
qu'a  de  plus  beau  l'âme  de  notre  armée  :  avec 
une  farouche  résolution  et  une  foi  ardente,  il 
menait  la  guerre  à  la  guerre,  et  avec  quelle  supé- 
riorité d'intelligence  !   » 

Arrivé  au  front,  Edouard  de  Robert  se  rend 
d'abord  dans  la  région  de  Lassigny.  Il  prend  très 
au  sérieux  ses  nouvelles  responsabilités  et  rem- 
plit là  consciencieusement  ses  fonctions  de  chef 
de  section.  Il  est  très  préoccupé  de  la  situation 
de  ses  soldats  :  «  Je  leur  témoigne,  écrit-il  le 
24  janvier  191 5,  autant  de  sympathie  que  je  puis 


NOS    TABLETTES    I)'oR  6^ 


et  je  suis  payé  de  retour.  »  Il  est  sous  les  ordres 
du  capitaine  G.  qu'il  admire  beaucoup  pour  son 
intelligence  et  sa  haute  conception  du  devoir.  Il 
lit  avec  intérêt  les  publications  de  la  Fédération 
et  tout  particulièrement  les  conférences  qui  lui 
sont  envoyées  chaque  semaine.  Réservé  dans 
l'expression  de  ses  sentiments  religieux,  il  s'était 
fait  du  christianisme  une  conception  scientifique 
et  très  personnelle.  Le  ton  général  de  ses  lettres 
est  très  gai.  Parlant  des  rats  qui,  la  nuit,  atta- 
quent sa  cagna,  il  écrit,  en  février  191 5  :  «  J'es- 
saye bien  de  les  intimider  avec  ma  grosse  voix  ; 
mais  ils  sont  extrêmement  braves,  et,  jusqu'ici, 
mes  cris  n'ont  réussi  qu'à  réveiller  en  sursaut 
l'adjudant  qui,  croyant  à  une  alerte,  se  précipite 
sur  son  masque  en  ienversant  la  table,  la  chaise 
et  le  seau  à  café.  » 

Voici  comment  il  raconte  sa  première  pa- 
trouille :  «  ...Je  me  lève  pour  m'approcher  en- 
core un  peu  et  pour  mieux  entendre.  Mais,  au 
même  moment,  une  forme  noire  se  dresse  devant 
moi,  derrière  le  talus.  Une  voix  forte  crie  deux 
fois  et  très  distinctement  :  «  Hait  !  wer  da  ?  » 
Puis,  aussitôt,  six  coups  de  fusil  nous  sifflent 
aux  oreilles.  Nous  nous  étions  heurtés  à  une 
patrouille  fixe  que  les  Allemands  avaient  posée 
là  pour  protéger  leurs  travailleurs.  Ces  braves 
Allemands  ont  dû  avoir  aussi  peur  que  nous,  car, 
à  cette  distance  et  avec  la  lune  qu'il  faisait,  ils 
sont   impardonnables   —   mais  pardonnes    — :  de 


64  LE    SEMEUR 


n'avoir  touché  personne.  Ils  étaient  trop  bien 
abrités  et  trop  près  de  leurs  lignes  pour  que  je 
pusse  rien  faire  contre  eux.  Je  me  suis  contenté 
d'aller  rapporter  le  plus  vite  possible  le  rensei- 
gnement sur  les  travailleurs  ;  on  a  téléphoné  aux 
75  et,  dix  minutes  après,  ils  ont  reçu  une  rafale 
bien  ajustée.  Et  ceci  s'est  passé  sur  un  champ  de 
betteraves  de  la  Picardie,  en  l'an  de  grâce  191 5, 
et  celui  qui  en  a  fait  les  frais  est  un  jeune  hom- 
me doux  et  poli  qui,  jusqu'ici,  n'avait  eu  d'autres 
occupations  que  de  suivre  une  démonstration  ou 
de  disséquer  une  fleur.   » 

Quelque  temps  plus  tard,  il  fait  une  patrouille 
extrêmement  audacieuse  à  la  suite  de  laquelle  il 
obtient  sa  première  citation  à  l'ordre  de  la  divi- 
sion :  «  Chargé  de  l'instruction  des  grenadiers, 
a  su  leur  inculquer  ses  qualités  de  confiance  et 
de  bravoure.  Est  sorti  en  plein  jour  loin  du  ré- 
seau de  fils  de  fer  pour  prendre  une  pancarte 
placée  par  les  Allemands  pendant  la  nuit.  A  di- 
rigé avec  plein  succès  une  patrouille  audacieuse 
qui  s'est  précipitée  à  la  baïonnette  contre  les 
éclaireurs  ennemis  et  a  fait  un  prisonnier  (août 
1915).  » 

Il  participe  à  la  bataille  de  Verdun,  puis  est 
envoyé  à  Mouy  où  il  fait  aux  grenadiers  un 
cours  sur  «  la  tactique  du  combat  à  la  grenade  ». 
Le  succès  de  son  cours  est  tel  qu'il  reçoit  des 
félicitations  de  ses  chefs  :  «  Le  général  T.,  com- 
mandant   la  ...e  division  indépendante,    exprime 


NOS    TABLETTES    D  OR 


sa  très  vive  satisfaction  à  M.  le  sous-lieutenant 
de  Robert  pour  les  services  qu'il  a  rendus  dans 
l'instruction  des  bombardiers  et  des  pionniers 
d'infanterie  de  sa  division.  Témoignage  en  sera 
fait  sur  le  feuillet  de  campagne  de  cet  officier.  » 
Le  général  M.,  à  son  tour,  souligne  ces  félicita- 
tions :  ((  Le  sous-lieutenant  de  Robert  s'est  mon- 
tré un  officier  instructeur  de  premier  ordre  ;  très 
compétent  dans  toutes  les  questions  concernant 
le  combat  à  la  grenade,  il  a  mis  constamment  au 
service  de  sa  tâche  son  intelligence  d'élite  et  son 
ardeur  communicative.  Officier  d'une  valeur  in- 
discutable, il  est  capable  de  diriger  avec  succès 
les  grenadiers  de  son  régiment.  )> 

Quelques  mois  après,  il  rejoint  son  régiment. 
Il  ne  le  quitte  plus  et,  pendant  plus  d'un  an,  il 
piendra  part  avec  lui  aux  actions  les  plus  dan- 
gereuses. Une  fois,  il  abrège  de  deux  jours  l'une 
de  ses  permissions  pour  pouvoir  être  avec  ses 
hommes  au  moment  de  l'attaque.  Il  est  de  nou- 
veau cité  à  l'ordre  de  la  division  et  promu  lieu- 
tenant :  «  Les  Ier  et  3  mars  1917,  s'est  offert 
spontanément  pour  effectuer  des  reconnaissances 
dans  les  tranchées  précédemment  occupées  par 
l'ennemi.  Ayant  trouvé  un  des  postes  abandonnés 
par  les  Allemands,  l'a  minutieusement  exploré  et 
y  est  retourné  de  lui-même  pour  le  faire  sauter. 
A  montré,  pendant  ces  opérations,  les  plus  belles 
qualités  de  bravoure,  de  calme  et  de  sang-froid. 
Blessé    pendant  les  combats  de    novembre  1916 

5. 


66  LE    SEMEUR 


sous  Chaulnes,  a  refusé  de  se  laisser  évacuer. 
Déjà  cité  à  l'ordre  de  la  division  en  août  1915.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  il  a  la  joie  d'assister 
enfin  à  un  repli  de  l'ennemi  :  «  J'ai  éprouvé, 
écrit-il  le  21  mars,  une  émotion  très  forte  et  très 
douce  en  entrant  tête  haute  dans  ce  Lassigny 
que  j'avais  observé  pendant  un  an  et  dont  les 
redoutes  nous  paraissaient  imprenables.  Le  mo- 
ral de  nos  soldats  est  naturellement  excellent. 
Le  spectacle  des  incendies,  des  rapts,  des  destruc- 
tions systématiques  contient  pour  eux  un  ensei- 
gnement très  éloquent.  » 

Le  21  juin  191 7,  il  obtient  une  citation  à  l'or- 
dre de  la  division,  la  troisième,  qui  le  montre 
bien  à  l'œuvre  :  «  Par  une  vigilance  de  tous  les 
instants,  par  les  dispositions  éclairées  qu'il  a  pri- 
ses, en  maintenant  très  haut,"  par  son  exemple,  le 
moral  de  ses  hommes,  a  réussi  à  arrêter  une 
attaque  dirigée  sur  les  tranchées  qu'il  avait  pour 
mission  de  défendre.   » 

Cette  vie  de  perpétuel  combat  ne  tue  pas  en 
lui  l'activité  scientifique  et  il  demande- alors  qu'on 
lui  envoie  sa  loupe  et  son  microscope  et,  entre 
deux  combats,  il  étudie  la  flore  des  tranchées. 
En  août,  il  revient  à  Verdun  et  participe  à  l'atta- 
que du  bois  d'Avocourt.  Il  part  en  tête  de  sa 
compagnie,  qu'il  commande  pour  la  première  fois, 
à  l'assaut.  Il  l'électrise  par  son  entrain,  conquiert 
rapidement  le  terrain  désigné,  repousse  sept  ou 
huit  contre-attaques  et,  par  une  manœuvre  auda- 


NOS    TABLETTES    D'OR  67 


cieuse,  fait  un  grand  nombre  de  prisonniers.  Il 
reçoit  la  croix  de  la  Légion  d'Honneur  sur  le 
champ  de  bataille  :  «  Officier  de  grande  valeur. 
Au  cours  de  l'attaque  du  20  août  191 7,  a  fait 
preuve  des  plus  belles  qualités  militaires  de  bra- 
voure, de  mépris  absolu  du  danger,  d'initiative 
et  de  sacrifice.  A  entraîné  sa  compagnie  à  l'as- 
saut, lui  faisant  dépasser  ses  objectifs  dans  le  mi- 
nimum de  temps.  A  appuyé  ensuite  les  unités  voi- 
sines menacées  par  les  contre-attaques  ennemies 
et  a  guidé  enfin,  sur  un  terrain  inconnu  d'elle, 
une  compagnie  mise  à  la  disposition  du  bataillon 
pour  une  contre-attaque  de  nuit.  Une  blessure. 
Trois  fois  cité  à  l'ordre.   » 

Après  un  séjour  dans  l'Argonne,  il  revient  à 
Verdun  où  il  occupe,  dans  les  tranchées,  un  sec- 
teur peu  agité.  En  janvier  1918,  il  est  promu  ca- 
pitaine. Il  reste  très  calme  en  apprenant  la  nou- 
velle de  l'avance  allemande  sur  Paris.  Pas  un 
instant,  il  ne  doute  de -la  victoire  et  il  écrit  :  «  Je 
voudrais  pouvoir  vous  communiquer  mon  opti- 
misme et  mes  espérances.   » 

Ce  qu'il  est  pour  ses  hommes,  nous  le  voyons 
avec  une  clarté  saisissante  dans  une  note  écrite 
dans  le  bois  F.  et  adressée  aux  quatre  chefs  de 
section  :  «  La  grande  nouvelle  de  la  relève  de 
notre  division  est  désormais  connue  de  tous.  En- 
core une  fois,  un  secret  de  la  plus  haute  impor- 
tance a  été  divulgué  bien  avant  l'heure.  Je  ne 
veux  pas  garder  pour  moi  tout  seul  un  secret  de 


68  LE    SEMEUR 


polichinelle  et  vous  cacher  pins  longtemps  que 
vous  n'avez  que  deux  jours  à  passer  dans  votre 
situation  actuelle.  Ces  deux  jours,  je  vous  de- 
mande, non  que  vous  les  passiez  au  bois  F.,  mais 
que  vous  les  utilisiez.  Votre  activité  peut  et  doit 
s'exercer  sur  des  points  très  divers.  Il  y  a  d'abord 
l'armement  que  nous  devons  entretenir  impec- 
cable, etc..  Il  y  a  aussi  et  surtout  le  moral  de 
vos  hommes,  auquel  il  convient  d'apporter  une 
particulière  sollicitude  ;  vous  devez  être  perpé- 
tuellement aux  écoutes  pour  surprendre  la  pulsa- 
tion morale  de  votre  section,  pour  l'entretenir  et 
la  corriger.  Ceci  vous  est  particulièrement  aisé 
dans  une  situation  où  l'exiguïté  des  abris  impose 
la  plus  complète  promiscuité  entre  les  chefs  et  les 
hommes.  Saisissez  cette  occasion,  non  pour  bour- 
rer le  crâne  de  vos  poilus,  mais  pour  apprendre 
à  les  mieux  connaître,  pour  leur  témoigner  la 
cordiale  sympathie  à  laquelle  ils  ont  droit  et  qui 
n'exclut  pas  la  discipline,  pour  les  placer  sous 
l'influence  de  vos  personnalités.  En  ce  faisant, 
vous  accomplirez  la  plus  importante,  la  plus  in- 
dispensable partie  de  votre  service.  Au  point  où 
se  trouve  la  guerre,  elle  n'est  plus  une  guerre  de 
matériel,  elle  est  une  guerre  de  moral.  Tout  le 
monde  aura  des  canons.  Quelques-uns  sauront 
conserver  un  moral  infrangible  et  ceux-là  auront 
îa  victoire.  C'est  un  accident  de  moral  qui  a  dé- 
tourné la  Russie  de  ses  intentions  premières  et 
loyales  ;  c'est  spécialement  pour  des  raisons  mo- 


NOS    TABLETTES    D'OR  69 


raies  que  l'Amérique  est  entrée  en  guerre.  Ce  mo- 
ral extrêmement  sensible,  facilement  alarmé,  vous 
devez  le  considérer  comme  un  dépôt  très  délicat 
et  très  précieux  dont  vous  auriez  la  charge  et 
l'entretien.  La  tâche,  certes,  n'est  pas  simple  ; 
elle  se  complique  par  la  présence,  dans  vos  es- 
couades, d'éléments  étrangers  et  quelquefois 
équivoques.  Ce  vous  est  une  raison  de  plus  pour 
être  attentifs.  Votre  titre  de  chef,  votre  connais- 
sance de  la  vérité  historique  et  des  conséquences 
internationales  et  humaines  que  peut  avoir  cette 
guerre  bien  terminée,  vous  imposent  d'être  l'ar- 
mature, le  soutien  permanent  du  moral  de  vos 
hommes.  Si  je  vous  fais  à  ce  sujet,  aujourd'hui, 
des  recommandations  particulièrement  pressantes, 
ce  n'est  pas  que  j'aie  lieu  d'être  mal  satisfait.  Je 
me  flatte  même  de  commander  une  compagnie 
où,  grâce  à  vous  et  pour  le  moins  autant  que 
dans  toute  autre,  existent  la  véritable  camara- 
derie, la  bonne  humeur,  le  sens  du  devoir  et  la 
valeur  militaire.  Mais  tout  ceci  n'est  pas  définiti- 
vement acquis  et  mérite  d'être  entretenu  par  un 
effort  incessant.  » 

Un  des  amis  qui  ont  le  mieux  connu  Edouard 
de  Robert  et  qui  avaient  pénétré  le  plus  avant 
dans  cette  âme  d'élite  nous  dresse,  dans  les  lignes 
qu'on  va  lire,  un  portrait  extrêmement  vivant  de 
celui  que  nous  avons  perdu  :  «  Ce  qui  frappait 
tout  d'abord  en  lui,  c'était  la  vie  intense  dont 
tout  son  être  débordait  ;  son  corps  d'une  vigueur 


70  LE   SEMEUR 


qui  semblait  défier  la  mort,  son  beau  visage  à 
l'expression  si  virile  et  si  franche,  son  intelli- 
gence limpide  et  de  belle  envergure,  sa  riante 
imagination,  son  affectueuse  sensibilité  qu'il  dis- 
simulait parfois  sous  des  allures  un  peu  cava- 
lières, son  caractère  éminemment  sociable  et  où 
rayonnait  je  ne  sais  quelle  joie  de  vivre,  sa  voix 
elle-même,  sa  voix  forte  et  richement  timbrée, 
tout  en  lui  était  vie  ardente  et  largement  épa- 
nouie. 

«  Et  cette  vie,  qui  s'écoulait  en  une  saine  et 
très  française  gaieté,  un  flot  de  paroles  brillantes, 
une  inlassable  activité,  était  dominée  par  une 
volonté  plus  forte  que  les  événements.  Oui,  cette 
volonté,  —  qu'exprimait  la  flamme  du  regard  — 
était  bien  chez  lui  la  maîtresse  qualité  d'un  ca- 
ractère noble,  courageux  et  loyal.  Il  était  de  ces 
natures  dont  on  a  dit  qu'elles  brisent  la  destinée 
ou  se  font  briser  par  elle,  et,  si  les  ciconstances 
l'avaient  permis,  peut-être  fût-il  devenu  l'une  de 
ces  fortes  personnalités  qui  jaillissent  de  la 
culture  française  et  de  l'esprit  protestant.  Et  cette 
volonté  toujours  orientée  vers  le  devoir  immédiat 
et  servie  par  les  plus  beaux  dons  naturels  fit  de 
lui  au  lycée  un  excellent  élève,  au  front  un  in- 
comparable soldat  ;  il  était  homme  d'action,  tra- 
vaillait avec  une  scrupuleuse  conscience,  ne  re- 
culait devant  rien  ;  surtout,  il  avait  horreur  de 
l'a  peu  près  et  c'est  tout  entier  qu'il  se  donnait  à 
sa  tâche,  soit  qu'il  fît  l'instruction  des  officiers 


NOS    TABLETTES    D'OR  71 

grenadiers,  soit  qu'il  entraînât  sa  compagnie  à 
l'assaut  ;  souvent  même,  il  s'offrait  spontanément 
pour  de  périlleuses  missions.  Aussi  fut-il  haute- 
ment apprécié  de  ses  chefs  qui  lui  prodiguaient 
leurs  témoignages  d'estime  et  adoré  de  ses  hom- 
mes dont  il  s'occupait  avec  un  soin  jaloux  ;  par 
tous  les  moyens,  il  s'ingéniait  à  améliorer  leur 
«  ordinaire  »,  à  leur  procurer  un  peu  de  bien- 
être,  à  affermir  ou  exalter  leur  moral  ;  il  aimait 
à  dire  les  vertus  du  fantassin  de  France,  du  fan- 
tassin de  la  tranchée,  et  le  rôle  souvent  obscur 
mais  toujours  incomparablement  grand  qu'il  joue 
dans  la  guerre  actuelle,  et  il  eût  souhaité  que  la 
reconnaissance  nationale  s'exprimât  à  son  égard 
autrement  que  par  des  discours  ou  des  articles  de 
journaux.  En  permission,  il  luttait  contre  tout 
pessimisme  par  le  joyeux  rayonnement  de  sa 
confiance.  Fidèle  à  la  devise  de  ses  pères  :  «  Si 
fortuna  torquet,  spes  juvat  »,  il  conservait,  aux 
heures  les  plus  sombres,  une  sérénité  réfléchie  ;  à 
ceux  qui  perdaient  espoir  ou  trouvaient  la  guerre 
trop  longue,  il  apportait  le  réconfort  de  son 
exemple  et  disait  son  indéfectible  foi  dans  le 
succès  final  de  nos  armes.  Et  cette  vigueur  d'âme, 
qui  s'était  largement  épanouie  au  contact  de  la 
guerre  et  de  ses  fortes  réalités,  il  l'avait  sinon 
complètement  acquise,  du  moins  singulièrement 
développée  par  une  constante  discipline.  Une 
méthode  féconde  présidait  à  toutes  ses  activités 
et  lui  faisait  cultiver  harmonieusement  toutes  les 


72  LE    SEMEUR 


puissances  de  son  être,  soit  qu'il  assouplît  son 
corps  aux  exercices  physiques,  soit  qu'il  orientât 
son  intelligence  vers  les  objets  les  plus  divers, 
soit  qu'il  disciplinât  son  caractère  en  soumettant 
tous  ses  actes  au  contrôle  de  la  raison. 

«  C'était  bien  dans  cet  épanouissement  com- 
plet de  tout  son  être  que  résidait  sa  haute  origi- 
nalité. Ce  qui  le  caractérisait,  c'était  moins  l'excel- 
lence de  ses  qualités  que  leur  harmonieux  équi- 
libre. Vigueur  et  beauté  resplendissaient  égale- 
ment dans  son  corps,  dans  son  intelligence,  dans 
son  âme,  en  sorte  qu'il  réalisait  un  type  très  com- 
plet et  très  rare  d'humanité  :  être  homme  dans 
la  plus  haute  acception  du  mot,  tel  était  l'un  des 
buts  qu'il  s'était  visiblement  'fixés  ;  et  ne  l'avait-il 
pas  déjà  magnifiquement  atteint  ?  » 

Nous  touchons  malheureusement  à  la  fin  de 
cette  trop  courte  vie.  Dans  les  derniers  jours  de 
juillet  1918,  Edouard  de  Robert  quitte  Verdun  et 
prend  la  direction  de  Château-Thierry.  Avant  de 
partir  à  l'attaque,  il  envoie  à  l'un  de  ses  frères, 
exposé  comme  lui  à  tous  les  dangers,  un  passage 
souligné  et  annoté  des  Pensées  de  Pascal.  Le 
29  juillet,  il  est  à  l'assaut  d'une  position  à  enle- 
ver. Il  communique  à  ses  hommes  son  courage. 
Sur  un  terrain  extrêmement  battu  par  les  balles 
et  les  obus,  il  ne  cesse  de  se  jeter  en  plein  danger 
pour  maintenir  la  liaison  entre  sa  compagnie  et 
les  unités  voisines.  Dès  le  matin,  son  chef  de  ba- 
taillon ayant  été  tué,  il  prend  le  commandement 


NOS    TABLETTES    D  OR  73 

dans  des  circonstances  difficiles,  paie  d'exemple 
sous  des  tirs  meurtriers  de  mitrailleuses.  Par 
trois  fois,  il  s'élance  à  la  baïonnette  avec  des 
fractions  de  réserve,  bousculant  les  Allemands, 
s'exposant  héroïquement  pour  entraîner  ses  hom- 
mes. Vers  3  heures  de  l'après-midi,  il  est  atteint 
mortellement  d'une  balle  au  front  au  moment 
où,  debout  et  un  fusil  à  la  main,  devant  ses  hom- 
mes blottis  dans  des  trous  d'obus,  il  indiquait  du 
geste  un  nouvel  objectif  pour  une  contre-attaque 
qu'il  s'apprêtait  à  conduire.  Après  sa  mort,  sous 
la  pression  des  xA.llemands,  nos  troupes  cèdent  un 
peu  de  terrain  et  le  corps  de  notre  camarade 
reste  momentanément  dans  les  lignes  ennemies. 
Quelques  jours  plus  tard,  —  exactement  le 
Ier  août,  —  à  la  suite  d'une  contre-attaque,  il  est 
retrouvé  et  enterré  dans  le  cimetière  du  Grand- 
Rozoy. 

Edouard  de  Robert,  au  lendemain  de  sa  mort, 
a  été  cité  à  l'ordre  de  l'armée  :  «  Officier  d'une 
haute  valeur  morale  et  militaire,  merveilleux  en- 
traîneur d'hommes.  Le  29  juillet,  est  parti  à  la 
tête  de  sa  compagnie  avec  sa  bravoure  habituelle. 
Dès  le  matin,  son  chef  de  bataillon  ayant  été  tué, 
a  pris  le  commandement  du  bataillon,  n'a  pas 
cessé  de  montrer  une  admirable  activité  pour 
progresser,  organiser  sa  ligne  de  résistance  et 
encourager  ses  hommes.  A  résisté  à  plusieurs 
contre-attaques,  contre-attaquant  lui-même  à  la 
baïonnette  en  tête  de  ses  hommes.  Blessé  mortel- 
lement au  cours  d'une  contre-attaque.  » 


74  LE    SEMEUR 


Pendant  la  préparation  de  ce  numéro,  nous 
apprenons  la  mort  de  Vincent  Hollard,  Henri 
Breton,  Georges  Littsius,  Charles  Grébert,  Henri 
Lafont  et  Fernand  Vioujas. 

NOS  DISPARUS 

Toujours  aucune  nouvelle  de  :  Paul  Morel, 
Albert  Aiger,  Alfred  Alcais,  Jean  Dubois,  Jac- 
ques Forel,  Georges  Loupiac,  Emile  Robequain, 
de  Maguin,  Rochelin,  Georges  King. 

NOS  PRISONNIERS 


Nous  apprenons  que  5\  Delattre  et  H.  de  Vcr- 
bizier  ont  été  faits  prisonniers.  Nous  n'avons  au- 
cun détail. 

Bobby  Kriegk  a  subi,  en  Allemagne,  l'ampu- 
tation des  deux  jambes.    ' 

Nous  recevons  de  bonnes  nouvelles  d'Emile 
Granade. 

NOS  BLESSÉS  ET  NOS  MALADES 

Paul  Beyvin  a  eu  la  grippe  mais  a  rejoint  sa 
batterie.  —  Pierre  Condamy  est  toujours  à  l'hô- 
pital 12  à  Limoges.  —  C.  Coquerel  a  été  griève- 
ment blessé  au  bras  droit  ;  il  est  en  traitement  à 
TH.  O.  E.  de  Cravant  (Yonne).  —  Bernard  Dat- 
charry  a  fait  une  chute  de  bicyclette  et  a  été  lé- 


NOS    TABLETTES    D  OR  75 


gèrement  blessé.  —  René  Gounelle  est  toujours 
en  convalescence  à  Cavalaire.  —  Jean  Guex, 
grièvement  blessé  à  l'abdomen  par  une  balle,  est 
soigné  à  l'hôpital  complémentaire  45,  Nou- 
veau Lycée,  Lyon.  —  Robert  Hug  a  rejoint 
le  front  après  une  courte  convalescence.  — 
Georges  Lauga  va  de  mieux  en  mieux.  — 
Paul  Laville  a  été  atteint  par  les  gaz.  — 
William  Luigi,  après  avoir  été  soigné  pour 
une  commotion,  a  été  envoyé  comme  interprète 
dans  un  camp.  —  Jean  Marchand,  atteint  de  la 
grippe,  est  à  l'hôpital  complémentaire  37  à  Pau. 
—  Robert  Pont  a  eu  le  bras  gauche  cassé  par  un 
éclat  d'obus  ;  il  est  en  traitement  à  l'hôpital 
mixte-  de  Libourne.  —  Jacques  Sabatier  a  été 
évacué  d'Orient  pour  une  bronchite  et  fatigue 
générale  ;  il  est  soigné  à  Hyères.  —  Jean  Tcys- 
saire  va  beaucoup  mieux  et  est  réformé  tempo- 
rairement. —  Daniel  Vernier  a  rejoint  le  front. 

CITATIONS  ET  PROMOTIONS 

Charles  Westphal,  sous-lieutenant,  est  promu 
chevalier  de  la  Légion  d'honneur  :  «  Excellent 
officier,  d'une  grande  bravoure,  animé  du  plus 
bel  esprit  de  devoir.  A  été  grièvement  blessé  le 
26  avril  1918  en  observant  à  découvert  les  mou- 
vements de  l'ennemi.  Perte  de  la  vision  de  l'oeil 
gauche.  » 

Frédéric  Forel,  sergent,  est  cité  à  l'ordre  de  la 


7  6  LE    SEM.EUR 


division  :  «  Très  bon  sous-officier,  d'un  calme 
remarquable.  S'est  distingué  tout  particulière- 
ment le  10  août  dans  le  nettoyage  d'un  bois  où  ii 
avait  une  mission  spéciale  très  délicate.  Dans  la 
même  journée,  a  contribué  à  la  prise  d'un  village, 
secondant  d'une  façon  très  efficace  son  chef  de 
section.  Blessé  grièvement  le  19  août  1918.  » 

René  de  Riehemond~  aspirant,  est  cité  à  l'or- 
dre du  régiment  :  «  Officier  énergique  ayant 
fait  preuve  d'un  calme  et  d'un  sang-froid  remar- 
quables pendant  l'attaque  du  8  septembre.  A,  par 
-a  belle  attitude  auprès  des  hommes,  contribué  à 
refouler  l'ennemi  et  à  atteindre  l'objectif  fixé.  » 

André  JEschimann  est  cité  à  Tordre  de  la  di- 
vision :  «  Caporal  infirmier  ayant  fait  preuve 
d'un  courage  et  d'un  dévouement  absolus  depuis 
le  début  de  la  campagne,  s'est  de  nouveau  distin- 
gué au  cours  du  fonctionnement  intensif  et  pé- 
rilleux de  la  formation  aux  affaires  du  Kemmel 
et  de  la  montagne  de  Reims  en  avril  et  mai 
1918.   » 

Edouard  Gide  a  été  cité  i°  à  l'ordre  du  corps 
d'armée  :  «  Sous-officier  d'une  haute  valeur  mo- 
rale. Le  30  mars,  s'est  porté  résolument  en  avant 
avec  sa  section  pour  arrêter  la  progression  de 
l'ennemi.  S'est  cramponné  au  terrain  qu'il  a  or- 
ganisé sous  un  violent  bombardement  et  des  feux 
de  mitrailleuses.  »  Nommé  sous-lieutenant,  il  a 
eu  une  seconde  citation  à  l'ordre  de  l'armée  : 
«  Officier  mitrailleur,  plein  d'allant  et  d'entrain. 


& 


NOS     TABLETTES    D  OR  77 


Le  13  août  a  brillamment  conduit  ses  mitrailleurs 
à  l'attaque,  élevant  leur  moral  par  son  calme  et 
sa  froide  bravoure.  A  permis  de  cueillir  de  nom- 
breux prisonniers  et  a  assuré  la  défense  d'un 
village  malgré  de  nombreuses  contre-attaques.  » 

André  Dietz  est  cité  à  l'ordre  de  l'armée.  — 
Georges  Finiel  est  cité  à  Tordre  du  corps  d'ar- 
mée et  de  la  division.  —  Georges  Herrmann  est 
cité  à  l'ordre  du  corps  d'armée.  —  Etienne  Peyre 
et  Emmanuel  Peyron  sont  cités  à  Tordre  de  la 
division. 

Daniel  Lafont,  Emile  Fabre,  Jean  Bertrand  et 
H.  Lauth  sont  nommés  brigadiers.  —  Charles 
Davtigue  est  promu  sergent.  —  H.  Neubert  est 
promu  maréchal  des  logis.  —  Conrad  Kilian  et 
A.  Verriest  sont  promus  aspirants.  —  André  La- 
fon,  Roger  Vène,  Ernest  Pascal,  Auguste  Mey- 
nard,  Henry  Suard  sont  promus  sous-lieutenants. 
—  Emmanuel  Peyron  est  promu  lieutenant. 


-î-    -?- 


NOTES  ET  DOCUMENTS 


LA  QUESTION  FLAMANDE  ET  LA  FRANCE 

De  M.  Emiie  Vandervelde,  dans  le  Manuel  général 
de  l'Instruction  frimaire  (12  octobre  1918)  : 

«...  D'abord,  il  estabsolument  tendancieuxd'assimiler, 
comme  d'aucuns  y  tendent,  la  question  flamande  à  la 
question  irlandaise.  En  Irlande,  il  s'agit  d'une 
minorité  qui,  parlant  la  même  langue  que  ses  vainqueurs, 
a  subi  pendant  des  siècles  leur  domination.  Cette 
minorité  aspire  justement,  sinon  à  l'indépendance,  du 
moins  à  l'autonomie.  En  Flandre,  au  contraire,  il  s'agit 
d'une  majorité,  parlant  une  autre  langue  que  la  minorité 
gouvernante  et  qui.  pendant  un  certain  nombre 
d'années,  faute  de  droits  politiques,  n'a  pu  faire 
reconnaître  ses  droits  linguistiques. 

«  Sur  sept  millions  et  demi  de  Belges,  il  y  a,  en 
gros,  trois  millions  de  Wallons,  ne  parlant  que  le 
trançais  ;  trois  millions  de  Flamands,  ne  parlant  que 
le  flamand  ;  quinze  cent  mille  personnes  parlant  les 
deux  langues. 

a  Mais  les  Belges  bilingues  sont,  pour  la  plupart, 
des  Flamands.  Sans  parler  de  Bruxelles,  ils  forment 
la  majorité  de  la  population  bourgeoise  dans  des  villes 
comme  Gand,  Bruges,  et  dans  une  moindre  mesure, 
Anvers.  Beaucoup  sevantentde  leur  «culture  française» 
et,  tout  en  parlant  assez  mal  le  français,  se  font  un 
mérite  de  parler  plus  mal  encore  le  flamand,  «  cette 
langue  des  paysans  et  des  domestiques  )).  On  les 
appelait  jadis  les  Leliaerts,  les  gens  de  la  fleur  de  lys  ; 
on  les  désigne  maintenant  sous  le  nom  de  fr an  s qui lions. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  79 


et  c'est  avec  eux.  généralement,  que  prennent  contact 
les  Français  quand  ils  visitent  nos  Flandres. 

«  Or,  aussi  longtemps  que  dura  chez  nous  le  régime 
censitaire,  avec  ses  électeurs  à  42  francs  32  centimes 
(20  florins  de  contributions  directes),  ce  fut  cette 
bourgeoisie  francisée  des  Flandres  qui  se  partagea, 
avec  la  bourgeoisie  wallonne,  le  gouvernement  du  pays. 
Et.  naturellement,  elle  le  gouverna  dans  la  langue  de 
tous  les  dirigeants  >  le  français. 

«  Quant  aux  masses  populaires  flamandes,  —  les 
paysans  et  les  ouvriers  du  Limbourg,  de  la  province 
d'Anvers,  des  deux  Flandres,  —  elles  n'avaient  pas 
voix  au  chapitre.  Elles  étaient  gouvernées,  adminis- 
trées, commandées,  jugées  —  et  condamnées  —  dans 
une  langue  qu'elles  ne  parlaient  pas.  Quelque  sous- 
ordre  leur  traduisait,  tant  bien  que  mal,  les  ordres 
des  grands  chefs.  Un  interprète  attaché  aux  tribunaux 
communiquait  leurs  explications  aux  juges.  Il  ne 
serait  venu  à  l'idée  de  personne  de  parler  flamand  au 
Sénat  ou  à  la  Chambre  des  Députés. 

ce  Mais,  en  1893,  sous  la  poussée  des  ouvriers  socia- 
listes, et  surtout  des  ouvriers  socialistes  de  Wallonie, 
le  régime  censitaire  s'effondre.  Le  suffrage  universel 
succède  au  suffrage  restreint.  Les  gens  du  peuple  fla- 
mand obtiennent  le  droit  de  vote.  Et,  naturellement, 
comme  premier  résultat  de  leur  accession  à  la  vie 
publique,  ils  exigent  que  leurs  mandataires,  soient 
en  mesure  de  les  comprendre  :  ils  prétendent  être 
gouvernés,  administrés,  jugés,  commandés,  dans  la 
seule  langue  qu'ils  comprennent. 

«  Ce  sont  là  des  revendications  si  justes,  si  légiti- 
mes, que,  s'il  s'agissait,  non  pas  de  Flamands  en 
contact  avec  la  culture  française,  mais  de  Danois  ou 
de  Polonais,  en  contact  avec  la  culture  allemande,  pas 
un  Français  n'hésiterait  un  seul  instant  à  les  accueillir 
et  à  les  appuyer. 

((  D'où  vient  doncque,  néanmoins,  les  revendications- 
linguistiques  des  populations  flamandes  se  heurtent  à 
de  vives    oppositions,   et  qu'après   vingt-cinq    ans  de 


8o  LE   SEMEUR 


suffrage  général,    elles    n'aient  reçu    encore    que  des 
satisfactions  partielles  ? 

((  C'est,  tout  d'abord,  parce  que,  dans  nos  classes 
dirigeantes,  le  français  jouit  en  quelque  sorte  d'une 
possession  d'état  :  l'obligation  d'apprendre  le  flamand, 
pour  obtenir  des  emplois  à  Bruxelles  ou  en  Flandre, 
gêne  les  aspirants  fonctionnaires  wallons  ;  ils  sont 
antiflamingants . 

«  Les  lois  qui  créent  des  cours  flamands  dans  l'ensei- 
gnement secondaire,  afin  d'obliger  les  fils  de  la  bour- 
geoisie francisée  à  connaître  la  langue  du  peuple  avec 
lequel  ils  sont  ou  devraient  être  en  contact,  leur  appa- 
raissent comme  des  mesures  de  contrainte  ;  ils  sont 
anti flamingants . 

«  Le  projet  de  transformer  l'Université  de  Gand  en 
une  Université  flamande,  de  manière  à  avoir  une  Uni- 
versité d'Etat  flamande  et  une  autre  française,  est 
représenté,  fort  injustement,  aux  Wallons  et  aux  amis 
de  la  culture  française  comme  une  menace  pour  celle- 
ci  ;  ils  sont  antiflamingants . 

«  Il  convient  d'ajouter  que  certains  flamingants  eux- 
mêmes  —  un  très  petit  nombre  heureusement  —  font 
ce  qu'ils  peuvent  pour  compromettre  une  juste  cause, 
par  des  revendications  excessives  ou  inopportunes.  Ils 
condamnent  V  activisme,  mais  ils  s'en  servent  pour 
réclamer  la  réalisation  hic  et  nunc  de  tout  leur  pro- 
gramme, avant  que  la  Belgique  ne  soit  libérée,  et  que 
son  Parlement  n'ait  pu  se  réunir. 

«  Le  mouvement  flamand  n'est  pas,  malgré  les  appa- 
rences que  d'aucuns  veulent  lui  donner,  un  mouvement 
nationaliste  ;  c'est,  dans  sa  réalité  substantielle,  un 
mouvement  démocratique.  Il  grandit,  il  doit  nécessai- 
rement continuer  à  grandir,  avec  la  démocratie  même. 
Dès  à  présent,  dans  toute  la  partie  flamande  de  la  Bel- 
gique, il  n'y  a  pas  un  seul  député  —  catholique,  libé- 
ral ou  socialiste  —  qui  n'admette  en  matière  linguisti- 
que cette  formule,  récemment  proclamée  par  le  Gou- 
vernement belge  :  Egalité  de  fait  et  de  droit  des  deux 
langues  natiojiales. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


«  Certes,  l'application  loyale  de  ce  principe  heurtera 
des  habitudes,  lésera  des  intérêts,  provoquera  des 
mécontentements  —  chez  les  jeunes  bourgeois,  par 
exemple,  qui,  se  destinant  aux  fonctions  publiques, 
trouvent  tout  naturel  de  devoir  apprendre  le  grec  ou  le 
latin,  mais  se  hérissent  à  la  seule  pensée  qu'on  les 
oblige  à  apprendre  la  langue  maternelle  de  la  grande 
moitié  de  leurs  compatriotes  ! 

«  Mais  ceux-là  oublient  trop  que  les  fonctionnaires 
sont  faits  pour  le  peuple,  non  le  peuple  pour  les  fonc- 
tionnaires :  ce  ne  sont  pas  des  coalitions  d'intérêts 
particuliers  qui,  sous  prétexte  de  défendre  la  culture 
française,  mettront  en  échec  la  ferme  volonté  des 
populations  flamandes  de  voir  reconnaître  leur  droit. 

((  Celui  qui  écrit  ces  lignes  ne  saurait  être  suspect 
d'en  vouloir  à  la  culture  française.  Cette  culture  est 
la  sienne. 

((  Fils  d'un  père  flamand  et  d'une  mère  d'origine 
française,  il  a  été  élevé  exclusivement  en  français. 
C'est  depuis  l'Université  qu'il  a  appris  un  peu  de  fla- 
mand, comme  on  apprend  une  langue  étrangère.  Dépu- 
té d'une  circonscription  qui  compte  deux  tiers  de  Fla- 
mands, il  se  trouve  dans  cette  situation  pénible  de  n'être 
pas  en  état  de  parler  en  public  à  la  majorité  de  ses 
électeurs. 

((  Et  son  histoire  est  celle  de  la  plupart  des  bourgeois 
de  sa  génération,  séparés  par  la  barrière  des  langues  de 
la  moitié  de  leurs  compatriotes,  incapables,  par  consé- 
quent, d'entrer  en  communion  intime  avec  eux. 

«  Il  a  trop  souffert  de  cette  situation  pour  ne  pas 
souhaiter  ardemment  qu'elle  prenne  fin.  Il  a,  depuis 
vingt  ans,  accordé  son  vote  à  toutes  les  «  lois  flaman- 
des )). 

«  Il  a  le  ferme  propos  de  le  faire  encore  à  l'avenir.  Et, 
en  agissant  ainsi,  il  a  la  ferme  conviction  de  ne  pas 
desservir  la  culture  française,  mais,  au  contraire,  en 
dernière  analyse,  d'aider  à  sa  propagation. 

«  Quoi  qu'il  arrive,  en  effet,  le  français  restera  la 
langue  commune   de  tous    les  Belges  instruits.  Mais  le 


82  LE    SEMEUR 


jour  où  tous  les  Belges  instruits  seront  capables  de 
parler  au  peuple  flamand  dans  sa  langue  —  autrement 
que  pour  lui  donner  des  ordres  ou  lui  tenir  des  propos 
de  cabaret  —  la  Flandre  cessera  d'être  une  sorte  de 
Basse-Bretagne,  isolée,  repliée  sur  elle-même,  privée 
de  contact  avec  l'extérieur.  Elle  s'ouvrira  largement  à 
toutes  les  influences  du  dehors  :  or,  par  droit  de  voisi- 
nage et  de  tradition  historique,  c'est  l'influence  fran- 
çaise qui  prédomine.  Aussi,  dût-elle  se  placer  à  son 
point  de  vue  exclusif,  la  France  n'a  pas  à  craindre  le 
mouvement  flamand  ;  elle  doit,  au  contraire,  l'appuyer 
et  l'encourager.  )> 

POUR  LE  CHAPITRE  DES  CHAPEAUX 

De  temps  en  temps,  dans  les  journaux,  on  fait  l'orai- 
son funèbre  du  chapeau  haut-de-forme.  On  n'a  pas 
manqué  de  la  faire  à  propos  des  conscrits  de  la  classe 
1920  dont  beaucoup,  suivant  un  vieil  usage,  se  sont 
promenés  dans  les  rues  encocardés  et  coiffés  de  cha- 
peaux de  soie.  Pauvre  chapeau  !  Il  mériterait  mieux  que 
l'oubli,  quand  ce  ne  serait  qu'en  souvenir  de  celui  qui 
l'introduisit  en  France  et  qui  n'était  autre  qu'un  Amé- 
ricain. Ce  fut,  en  effet,  Franklin  qui  arriva  à  Paris  le 
11  avril  1790,  coiffé  d'un  chapeau  haut-de-forme  à  lar- 
ges bords.  Immédiatement  les  chapeliers  parisiens 
fabriquèrent  des  chapeaux  semblables  à  ceux  du  grand 
homme,  et  comme  l'illustre  Américain  représentait  la 
liberté,  ce  furent  les  révolutionnaires  qui  adoptèrent  les 
premiers  le  couvre-chef.  Et  comme  les  révolutionnaires 
l'avaient  adopté,  les  gouvernements  allemands  le  prohi- 
bèrent jusqu'en  1840.  Ainsi  l'histoire  du  chapeau  haut- 
de-forme  est  un  peu    l'histoire  politique  du  xixe  siècle. 

APRÈS  LES  MASSACRES  D'ARMÉNIE 

Un  réfugié  arménien  de  la  classe  élevée  a  fourni  les 
détails  suivants  sur  la  situation  actuelle  des  popula- 
tions arméniennes. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  83 


D'après  des  témoignages  provenant  de  milieux  offi- 
ciels, il  évalue  ainsi  le  nombre  des  survivants  de  la 
tragédie  arménienne  :  A  Konia  et  dans  ses  environs, 
20.000;  à  Alep,  25.000  ;  en  Cilicie,  10.000;  à  Goudina, 
Kara-Hissar,  Eski-Chehir.  6.000  ;  à  Yosgate,  Césarée, 
Kharpout,  Malatis.  7.000.  Total.  93.000. 

On  évaluait  naguère  à  2.000.000  le  nombre  des 
Arméniens  en  Turquie.  Actuellement,  on  en  compte  à 
peine  100.000,  soit  200.000  si  l'on  veut  faire  figurer 
dans  l'addition  tous  les  malheureux  qu'on  a  islamisés 
de  force.  On  évalue  à  30  ou  40.000  le  chiffre  des  jeunes 
femmes  enfermées  dans  les  harems,  et  à  25  ou  30.000 
le  nombre  des  orphelins  pris  par  les  Turcs  pour  être 
élevés  dans  le  mahométisme. 

MARC-AURÈLE  ET  LE  CHRISTIANISME 

Un  des  maîtres  aimés  de  l'Université  de  Paris, 
M.  Victor  Delbos.  quand  il  a  succombé  à  53  ans,  le  16 
juin  1916,  laissait  un  ouvrage  complètement  achevé 
qu'il  avait  lui-même  remis  à  l'éditeur  peu  de  semaines 
avant  la  guerre.  Il  écrivait  à  ce  sujet  à  son  ami, 
M.  Maurice  Blondel,  le  ier  juin  1914  :  a  Je  viens  de 
compléter  les  études  qui  composent  mon  petit  livre  : 
Figures  et  doctrines  philosophiques.  Il  paraîtra  sans 
doute  en  octobre.  Je  voudrais  qu'il  fît  quelque  bien.  » 
Ce  volume  vient  de  paraître  (in-16,  Plon-Nourrit  et 
Cie,  Paris).  Il  contient  des  études  extrêmement  atta- 
chantes sur  Socrate,  Lucrèce.  Marc-Aurèle.  Descartes, 
Spinoza,  Kant  et  Maine  de  Biran.  Nous  en  détacherons 
la  conclusion  de  l'étude  sur  Marc-Aurèle  : 

((  Le  stoïcisme  de  Marc-Aurèle  n'arrive  pas  à  attein- 
dre, alors  même  que  tant  de  vues  particulières  sem- 
blent l'en  rapprocher,  l'idée  et  la  foi  chrétiennes.  11  ne 
saurait  concevoir  une  valeur  intrinsèque  de  la  personne, 
supérieure  aux  fonctions  qu'elle  remplit  selon  la 
nature,  et  lui  créasit,  par  delà  l'ordre  naturel,  des 
droits    que  sanctionnent   la  puissance  et    la    bonté  de 


84  LE    SEMEUR 


Dieu.  Même  le  Dieu  de  Marc-Aurèle,  malgré  les  effu- 
sions qui  vont  vers  lui  et  qui  paraissent  parfois  lui 
conférer  une  sorte  de  personnalité,  reste  l'esclave  de 
cette  nature  qui  épuise  en  la  manifestant  toute  sa 
faculté  de  production  et  d'arrangement.  Ainsi  reste 
étranger  à  Marc-Aurèle  tout  ce  que  le  Christianisme 
a  spécialement  enseigné  aux  âmes,  ce  qu'il  a  spéciale- 
ment aperçu  ou  suscité  en  elles  :  et  le  sentiment  d'une 
misère  trop  profonde  pour  être  soulagée  par  nos  seules 
ressources,  et  la  conscience  d'une  réalité  positive  sur- 
naturelle qui  attire  invinciblement  l'esprit  libéré  de  la 
matière  et  qui  compense  sans  mesure  le  détachement 
des  choses,  et  la  confiance  dans  l'amour  du  Père,  qui 
n'est  pas  seulement  un  principe  de  résignation,  mais 
encore  le  sujet  d'une  joie  inaltérable,  qui  n'est  pas  seu- 
lement une  cause  de  relèvement  pour  notre  existence 
finie,  mais  qui  encore  enferme  la  promesse  d'une  éter- 
nité de  bonheur.  Que  l'infirmité  de  notre  condition 
jointe  à  l'idée  de  la  plénitude  de  la  vie.  appelle  un 
autre  ordre  que  celui  que  réalise  la  nature  et  que  con- 
çoit la  raison  naturelle,  c'est  ce  que  la  pensée  antique 
ne  pouvait  admettre,  même  à  l'heure  où  elle  semblait 
touchée  des  souffles  nouveaux  qui  passaient  sur  le 
monde.  Le  noble  esprit  et  le  grand  cœur  de  Marc- 
Aurèle  n'ont  point  réussi  à  se  donner  l'intelligence  ni 
le  sentiment  de  la  signification  et  de  la  portée  du 
Christianisme.  Quelque  part  qu'il  ait  eue  personnel- 
lement aux  persécutions  qui,  sous  son  règne,  atteigni- 
rent les  chrétiens,  même  si  l'on  pouvait  la  réduire, 
toujours  est-il  qu'il  reste  à  leur  égard  le  représentant 
du  pouvoir  impérial,  comme  il  reste  à  l'égard  de  leur 
foi  le  représentant  de  l'hellénisme  et  du  stoïcisme. 
Dans  leur  mépris  de  la  mort,  il  n'a  vu  que  l'obsti- 
nation, manifestée  avec  fracas,  à  suivre  une  consigne, 
non  la  disposition  intérieure  d'âmes  libres.  (XI,  3.) 
C'est-à-dire  qu'il  n'a  point  participé  davantage  à  leur 
sens  de  la  vie.  Et  cette  différence  d'inspiration  pro- 
fonde se  communique,  quoi  qu'il  semble  d'abord,  aux 
maximes  et  aux  règles  mêmes  qui  dans  le  stoïcisme  de 


NOTES    ET    DOCUMENTS  85 


Marc-Aurèle  a  porté  à  un  degré  extrême  de  délicatesse 
l'estime  et  la  pratique  des  vertus  les  plus  rares  ;  il  a 
ressenti  en  lui  singulièrement  la  soif  de  la  pureté, 
Tinclination  vivace  à  l'indulgence  et  à  la  bienfaisance, 
ie  besoin  de  se  déprendre  de  la  vanité  des  biens  sensi- 
bles et  de  se  fortifier  contre  la  mort,  la  satisfaction  de 
se  courber  sous  la  loi  divine  ;  mais  il  n'a  conquis  ainsi 
qu'une  sorte  de  spiritualité  abstraite  et  négative,  faite 
de  résignation  et  de  renoncement  sans  plus,  sévère  et 
morne  dans  sa  douceur  même.  Ce  livre  des  Pensées  est 
comme  une  exquise  fleur  d'automne,  à  la  tête  penchée, 
aux  teintes  pâles,  à  la  grâce  fragile,  que  porte  dans  un 
élan  suprême  de  vitalité,  mais  avec  une  sève  déjà  pres- 
que tarie,  la  sagesse  païenne  :  il  n'est  pas  l'épanouisse- 
ment de  germes  capables  de  fructifier  avec  vigueur  et 
de  préparer  la  renaissance  de  nouveaux  printemps. 
Il  y  ?  dans  la  tristesse  même  qui  s'en  exhale  plus  que 
la  plainte  involontaire  d'un  cœur  endolori  par  les 
épreuves  et  désabusé  des  choses  :  il  y  a  le  signe  de  la 
mort  d'un  monde.  —  C'est  ailleurs  qu'a  été  annoncée 
la  «  bonne  nouvelle  )>,  ailleurs  qu'a  été  dite  la  ((  parole 
de  vie  ». 

L'ANCIEN  TESTAMENT  ET  L'ÉVANGILE 

M.  Lucien  Gautier,  dans  la  Revue  de  Théologie  et 
de  Philosophie  (numéro  d'avril-juillet  1918),  étudie  la 
grave  question  des  rapports  de  l'Ancien  Testament 
avec  les  circonstances  actuelles.  Il  démêle  avec  soin  les 
deux  courants  qui,  dans  les  vieux  livres,  se  rencon- 
trent, se  mêlent  et  se  combattent.  L'un  vient  de  la  terre, 
en  porte  la  marque  ;  il  est  fait  de  passions  humaines, 
d  instincts  terrestres  et  matériels.  L'autre  vient  de 
Dieu  et  conduit  à  Dieu.  Nous  détacherons  de  cette 
étude  ce  qui  se  rapporte  à  ce  second  courant  : 

«  S  il  n'y  avait,  dans  les  livres  de  l'ancienne  alliance, 
pas  d'autres  manifestations  de  la  vie  religieuse  que 
celles  relevées  jusqu'ici  ;  si  le  courant  terrestre  était  le 


86  LE    SEMEUR 


seul  qui  y  coulât  à  pleins  bords  ;  s'il  était  juste  de  dire, 
comme  on  l'a  fait  récemment,  que  tel  fait,  survenu  a\i 
cours  de  la  guerre  actuelle,  pourrait  ((  à  bon  droit  se 
réclamer  de  Yahvé,  le  Dieu  d'Israël  »,  tandis  que  ce 
n'était  que  ((  la  caricature  de  l'esprit  chrétien  ))  ;  s'il  en 
était  ainsi,  il  y  aurait  lieu  de  donner  raison  à  ceux  qui, 
péniblement  impressionnés  par  ces  constatations,  vou- 
draient enlever  à  l'Ancien  Testament  la  place  qu'il  oc- 
cupe dans  l'Eglise  chrétienne.  On  le  conserverait,  cela 
va  sans  dire,  comme  document  historique  ;  comme 
source  d'informations,  précieuse  et  même  indispensa- 
ble ;  mais  on  cesserait  d'y  chercher  édification  et  inspi- 
ration. 

a  Heureusement,  nous  ne  sommes  pas  réduits  à  cette 
douloureuse  extrémité.  A  côté  de  l'élément  humain,  il 
en  est,  dans  ces  écrits  bibliques,  un  autre  qui  se  révèle 
et  s'impose  à  l'attention,  au  respect  et  à  l'adhésion  du 
lecteur  chrétien.  C'est  là  le  second  courant  dont  nous 
avons  parlé,  celui  qui  procède  de  la  source  la  plus  haute, 
celui  qui  entre  en  lutte  avec  les  penchants  terrestres, 
avec  les  vues  étroites  et  partiales,  celui  qui  conduit  de 
progrès  en  progrès  et  de  victoire  en  victoire,  à  la 
connaissance  de  plus  en  plus  parfaite  du  vrai  Dieu  et 
qui  achemine  l'avènement  du  culte  en  esprit  et  en  vérité. 

«  Les  excroissances  et  les  déviations  que  nous  avons 
eu  le  regret  de  devoir  signaler  ne  doivent  jamais  nous 
faire  perdre  de  vue  l'existence  d'une  loi,  sainte  et  bien- 
faisante, expression  de  la  volonté  d'en-haut.  Il  n'a  pas 
été  donné  d'emblée  au  peuple  israélite  d'en  mesurer 
toute  la  portée,  d'en  comprendre  la  profondeur  et  d'en 
tirer  les  conséquences.  Mais  nous  voyons  les  serviteurs 
de  Dieu  se  dresser,  avec  la  plus  courageuse  résolution, 
en  face  des  erreurs,  des  abus,  des  excès  et  des  injusti- 
ces. Un  Nathan  s'élève  contre  le  roi  David  lui-même, 
convaincu  d'un  double  crime  ;  il  lui  arrache  l'aveu  de 
sa  faute  et  le  conduit  au  repentir.  Un  Elie  surgit  à 
l'improviste  devant  Achab.  dénonçant  au  nom  de  Dieu 
le  meurtre  et  la  spoliation  dont  le  couple  royal  vient  de 
se  rendre  coupable.   Le  même  prophète  entreprend  et 


NOTES    ET    DOCUMENTS  87 


poursuit,  dans  son  intrépide  campagne  contre  Baal  et 
contre  ses  adorateurs,  la  tâche  de  démontrer  que  tout 
vient  de  Yahvé,  rien  des  faux  dieux,  et  que  c'est  à 
Yahvé  seul  qu'il  faut  rendre  hommage  ;  après  lui,  Osée 
fait  ressortir,  dans  les  termes  les  plus  touchants,  que 
seul  Yahvé  est  l'auteur  et  le  distributeur  de  toutes  les 
bénédictions  dans  tous  les  domaines. 

«  Au  vnr  siècle,  la  grande  voix  du  prophétisme  se 
lait  entendre  de  plusieurs  côtés.  De  la  bouche  de  ces 
vaillants  champions  de  la  vérité  sortent  les  revendica- 
tions dictées  par  leur  foi  en  Dieu  et  par  la  haute 
conception  qu'ils  se  font  de  lui  et  de  ses  exigences.  Ils 
s'attaquent  avec  véhémence  aux  préjugés  séculaires 
dont  se  nourrit  la  piété  traditionnelle.  Ils  ne  contestent 
pas  le  lien  étroit  qui  unit  Israël  à  Yahvé.  mais  ils  en 
tirent  une  conclusion  tout  autre  que  leurs  compatriotes. 
Par  la  bouche  d'Amos,  Dieu  adresse  cette  parole  à  son 
peuple  (III,  2)  : 

Je  vous  ai  choisis,  vous  seuls,  parmi  toutes  les  fa- 
milles de  la  terre  ; 

C'est  pourquoi  je  vous  châtierai  pour  toutes  vos  ini- 
quités. 

Et  plus  loin  (IX.  7)  : 

N'étes-vous  pas  pour  moi  comme  les  fils  des  Ethio- 
piens. Fils  d'Israël  ?  dit  Yahvé. 

X'ai-je  pas  fait  sortir  Israël  du  pays  d'Egypte. 

Comme  les  Philistins  de  Caphthor  et  les  Syriens  de 
Kir  ? 

«  De  pareilles  déclarations  sont  significatives  :  elles 
sauvegardent  la  pleine  réalité  de  la  relation  établie 
entre  Yahvé  et  Israël,  mais  elles  battent  en  brèche  les 
fausses  conséquences  qu'un  nationalisme  exclusif  avait 
tirées  d'un  fait  vrai  en  soi.  Elles  insistent  sur  le  carac- 
tère moral  de  cette  relation,  et  soulignent  le  principe 
essentiel  qu'il  n'y  a  pas  de  droits  sans  devoirs.  Les 
malheurs  d'Israël  ne  sont  pas  l'œuvre  de  ses  ennemis, 


LE   SEMEUR 


et  encore  moins  celle  des  dieux  de  ces  peuples.  C'est 
Yahvé  lui-même  qui  soumet  la  nation  de  son  choix  aux 
châtiments  qu'elle  a  mérités,  et,  s'il  agit  ainsi,  c'est 
qu'il  est  avant  tout  le  Dieu  de  la  justice.  Toutefois  la 
justice,  selon  les  prophètes  hébreux,  ne  consiste  pas 
seulement  à  rendre  d'une  façon  stricte  à  chacun  ce  qui 
lui  est  dû.  Elle  a  une  aspiration  plus  haute  :  elle  tend 
à  la  suppression  du  mal  et  à  l'avènement  du  bien.  Il  en 
résulte  que  la  punition  infligée  au  coupable  n'est  pas 
seulement  la  sanction  inhérente  à  la  notion  de  loi.  mais 
qu'elle  se  propose  la  correction  et  la  régénération  de 
celui  qui  la  subit  ;  en  d'autres  termes  elle  est  une 
épreuve,  dure  mais  salutaire.  La  justice  n'est  donc  pas 
conçue  par  les  prophètes  comme  contrastant  avec  la 
clémence,  la  miséricorde  et  l'amour.  Osée,  qui  fait  res- 
sortir avec  tant  de  chaleur  la  notion  du  Dieu  qui  aime, 
accentue  tout  particulièrement  ce  but  de  purification. 
C'est  lui  qui  met  dans  la  bouche  de  Dieu  cette  déclara- 
tion sublime  (XI,  9)  : 

Je  suis  Dieu  et  non  pas  homme: 
Je  suis  le  saint  au  milieu  de  toi  ; 

Je  ne  viendrai  pas  avec  colère  (ou,  d'après  une  autre 
interprétation  :  pour  exterminer) . 

«  Lorsque,  peu  d'années  plus  tard,  Esaïe  éleva  la 
voix,  dans  Jérusalem  menacée,  pour  faire  connaître  les 
desseins  de  Dieu,  il  proclama,  avec  plus  de  netteté 
encore  et  de  force  que  ses  devanciers,  la  souveraineté 
universelle  de  Yahvé.  Telle  est  en  effet  la  signification  du 
chant  céleste  que,  dans  une  vision,  le  prophète  entend 
sortir  de  la  bouche  des  séraphins  (VI,  3)  :  Yahvé  seul  est 
saint,  seul  divin,  seul  Dieu  ;  le  domaine  de  sa  majesté, 
c'est  la  terre  entière.  Quand  la  formidable  puissance 
assyrienne  surgit  à  l'horizon,  prête  à  envahir,  dans  sa 
marche  vers  l'Egypte,  toute  l'Asie  occidentale,  Israël, 
puis  Juda  passeront  par  une  crise  terrible.  jMais  ce  ne 
sont  pas,  comme  on  l'eût  supposé  en  d'autres  temps  et 
dans  d'autres  milieux,  les  dieux  étrangers  qui  déchaî- 
nent ces  masses  conquérantes  ;  c'est  Yahvé  lui-même. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  89 


L'Assyrie  est  «  la  verge  de  sa  colère  ))  (Es.  X,  5):  Fœu- 
vre  qu'elle  accomplit  est  l'œuvre  du  Seigneur  (X.  12). 
Quand  le  but  aura  été  atteint,  l'instrument  sera  brisé 
et  a  le  reste  d'Israël  »  reviendra  à  Dieu  (X,  20-21). 

«  Ce  qui  domine  l'horizon  prophétique,  c'est  la 
perspective  d'une  ère  bénie  où  la  justice  régnera,  où  la 
terre  sera  remplie  de  la  connaissance  de  Yahvé,  où  \e 
roi  terrestre,  que  Dieu  aura  revêtu  de  son  esprit,  juge- 
ra avec  équité  et  droiture,  où  querelles  et  injustices 
disparaîtront  ;  et  non  seulement  il  en  sera  ainsi  «  sur 
toute  la  montagne  sainte  de  Yahvé  »,  mais  les  nations 
y  afflueront;  elles  ne  tireront  plus  l'épée  l'une  contre 
l'autre  et  l'on  n'apprendra  plus  la  guerre. 

«  Un  nouvel  idéal  est  substitué  à  celui  d'autrefois.  La 
force,  la  victoire,  la  domination  ne  sont  plus  les  biens 
proposés  aux  efforts  et  aux  espérances  d'Israël.  Justice, 
droiture,  obéissance,  fidélité,  connaissance  de  Dieu 
(c'est-à-dire  expérience  de  sa  vraie  nature  et  commu- 
nion avec  lui),  telles  sont  les  paroles  coutumières  et 
significatives  dans  la  bouche  des  prophètes,  tel  est 
leur  leit  motiv.  Et,  dans  un  passage  dont  la  date  et 
l'auteur  sont  controversés,  mais  qui  est  une  des  perles 
les  plus  précieuses  du  receuil  des  prophètes  (Es.  XIX, 
25),  les  deux  grands  empires  païens,  les  peuples  oppres- 
seurs sont  associés  à  Israël  dans  les  promesses  de  béné- 
dictions : 

L'Etemel  des  armées  les  bénira,  disant  : 
Bénis  soient  l'Egypte,  mon  peuple, 
L'Assyrie,  œuvre  de  mes  maitts 
Et  Israël,  mon  héritage. 

«  Si  c'est  là,  avant  tout,  le  programme  présenté  à  la 
nation  dans  son  ensemble,  le  moment  ne  tardera  pas  à 
venir  où.  avec  maints  psalmistes,  avec  Jérémie,  avec 
Ezéchiel  la  même  tâche  est  présentée  à  la  conscience 
individuelle.  Nous  lisons  au  livre  de  Michée  (VI,  8)  : 

On  t'a  fait  connaître,  ô  homme,  ce  qui  est  bien, 
Et  ce  que  Yahvé  demande  de  toi  : 


00  LE    SEMEUR 


C'est  que  tu  pratiques  la  justice. 

Que  tu  aimes  la  miséricorde, 

Et  que  tu  marches  humblement  avec  ton  Dieu. 

«  A  son  tour.  Jérémie  rend  un  témoignage  analogue 
(IX,  23-24): 

Ainsi  dit  l'Eternel  : 

Que  le  sage  ne  se  glorifie  pas  de  sa  sagesse. 

Que  le  fort  ne  se  glorifie  p>as  de  sa  force, 

Que  le  riche  ne  se  glorifie  pas  de  sa  richesse. 

Mais  que  celui  qui  veut  se  glorifier  se  glorifie 

D'être  intelligent  et  de  me  connaître, 

De  savoir  que  c'est  moi,  Yahvé, 

Oui  fais  sur  la  terre  bonté,  droit  et  justice  : 

Car  c'est  à  ces  choses-là  que  je  prends  plaisir,  dit  Yahvé. 

«  On  le  voit  :  profonde  est  la  modification  survenue  ; 
sans  hyperpole  il  est  légitime  de  parler  de  réformation 
et  de  transformation.  Il  serait  cependant  injuste,  — 
et  historiquement  inexact, — de  méconnaître  que,  grâce 
à  quelques-uns  de  ses  meilleurs  éléments,  l'ancienne 
religion  d'Israël,  celle  qui  a  précédé  l'ère  prophétique, 
a  providentiellement  préparé  les  voies  à  cette  étape 
nouvelle  et  que,  si  un  tel  progrès  a  pu  s'accomplir, 
c'est  que  des  germes  féconds  avaient,  dès  l'âge  mosaï- 
que, été  déposés  dans  le  sol. 

«  Ainsi,  l'influence  directe  d'en-Haut  s'est  fait  sentir 
dès  l'origine  ;  ce  que  nous  appelons  le  courant  divin 
n'a  pas  commencé  seulement  avec  les  prophètes  du  ixc 
et  du  vme  siècles,  mais  il  s'est  incontestablement  ren- 
forcé à  partir  d'Elie  et  surtout  d'Amos. 

«  Après  ceux-ci,  un  pas  en  avant  va  encore  être  fait. 
De  la  notion  de  force,  on  avait  passé  à  celle  de  justice  ; 
avec  Osée,  avec  l'école  deutéronomique,  on  était  même 
arrivé  au  Dieu  qui  aime  et  qu'on  doit  aimer  ((  de  tout 
son  cœur,  de  toute  son  âme  et  de  toute  sa  force  )). 
Maintenant  il  faut  aller  plus  loin  et  mettre  en  relief 
l'idée  de  l'humilité  et  de  la  souffrance.  Déjà  Jérémie, 
dans  ses  paroles  et  surtout  dans    sa  vie,  rend  un  écla- 


NOTES    ET    DOCUMENTS  91 


tant  hommage  au  rôle  de  lepreuve  dans  l'éducation 
de  l'homme  et  dans  la  préparation  du  royaume  de 
Dieu.  11  est,  au  cours  de  sa  longue  carrière  d'apôtre  et 
de  martyr,  il  est  un  homme  de  douleurs.  La  semence 
qu'il  répand  est  féconde.  Son  successeur  immédiat, 
Ezéchiel,  d'une  façon  moins  pathétique  sans  doute 
mais  avec  une  éloquence  incisive,  agit  dans  le  même 
sens.  Toutefois,  c'est  surtout  le  prophète  de  l'Exil,  le 
Second  Esaïe,  qui,  continuant  Jérémie,  s'élève  plus 
haut  encore  et  trace,  pour  aboutir  à  la  victoire  finale, 
le  douloureux  sentier  sur  lequel  doit  s'avancer  le  Ser- 
viteur de  l'Eternel.  Sa  voix  est  celle  du  consolateur, 
qui  montre,  par  delà  les  temps  d'humiliation  et 
d'adversité,  l'aurore  des  temps  nouveaux.  Per  crucem 
ad  lucem,  tel  est  le  thème  fondamental  de  sa  prophétie 
et  l'on  a  pu.  à  juste  titre,  l'appeler  l'Evangéliste  de 
l'ancienne  alliance.  Ses  appels  et  ses  promesses  sont 
trop  connus  pour  qu'il  soit  nécessaire  de  les  citer  ici  ; 
le  passage  capital  de  son  œuvre  (LU,  13-LIII,  12)  est 
présent  à  la  mémoire  de  chacun.  Qui  niera  qu'il  s'en 
dégage  une  impression  d'héroïsme?  mais  d'un  héroïsme 
bien  différent  de  celui  qui  se  manifeste  dans  les  exploits 
guerriers.  En  l'écoutant  parler  ainsi  et  décrire  les 
souffrances  de  la  pure  et  noble  victime,  on  entend 
résonner  par  avance  les  accents  du  Sermon  sur  la 
montagne,  et  il  semble  que.  debout  au  bord  de  la 
Voie  Douloureuse,  on  regarde  passer  le  cortège  en 
marche  vers  le  Calvaire. 

«  Plus  de  cinq  siècles  devaient  encore  s'écouler  avant 
que  cet  enseignement  d'une  portée  si  haute  vînt 
s'incarner  en  Jésus  et  trouver  en  lui  son  couronnement. 
Durant  cet  intervalle,  la  parole  du  Second  Esaïe  n'a 
pas  éveillé  autant  d'échos  qu'on  aurait  pu  le  souhaiter. 
Les  préoccupations  religieuses  du  judaïsme  se  sont 
tournées  vers  d'autres  problèmes.  Il  importe  toutefois 
de  relever,  dans  le  livre  des  Psaumes,  de  nombreux 
passages  mettant  en  lumière  le  rôle  des  humbles,  de 
ceux  qui,  appelés  à  vivre  dans  l'obscurité,  souvent 
même  dans   la   misère  et    sous   l'oppression,  n'en  sont 


LE   SEMEUR 


pas  moins  l'objet  de  la  sollicitude  et  de  la  bénédiction 
divines,  en  raison  de  leur  foi,  de  leur  soumission  et  de 
leur  inébranlable  espérance. 

«  D'autres  problèmes,  disions-nous,  attiraient  et 
retenaient  l'attention  des  Juifs  de  la  période  postexili- 
que.  Sous  une  forme  nouvelle,  l'ancienne  idée  du  Dieu 
national  reparaît  à  cette  époque.  Plus  que  jamais, 
Yahvé  est  revendiqué  comme  le  Dieu  du  peuple  élu. 
Ce  n'est  plus,  il  est  vrai,  en  face  des  divinités  étran- 
gères :  le  néant  de  celles-ci  est  désormais  un  fait 
acquis,  une  vérité  évidente.  Mais  si  le  Dieu  d'Israël 
est  incontestablement  le  seul,  le  maître  souverain  du 
ciel  et  de  la  terre,  son  peuple  ne  doit-il  pas  conserver 
une  position  privilégiée,  et  les  autres  nations  se  con- 
tenter d'un  rang  inférieur  ?  Cette  conception  particu- 
lariste  tend  à  s'emparer  des  esprits,  elle  jouit  d'une 
manifeste  faveur  et  entre  pour  une  large  part  dans 
l'élaboration  de  la  doctrine  pharisaïque.  Un  patriotisme 
exclusif,  aux  vues  étroites,  trouve  son  compte  dans  ce 
système.  Plusieurs  faits  caractéristiques  sont  là  pour 
illustrer  cette  tendance,  à  laquelle  n'échappent  pas 
complètement  certains  personnages  d'ailleurs  fort 
sympathiques,  tels  que  Néhémie.  Le  livre  d'Esther 
constitue,  dans  le  même  sens,  un  témoignage  encore 
plus  décisif.  Mais  l'esprit  prophétique  n'a  pas  cessé  de 
souffler  :  il  se  manifeste  dans  ce  merveilleux  plaidoyer 
qu'est  le  livre  de  Jonas.  Que  nul  ne  se  laisse  arrêter 
par  certains  détails  surprenants  qui  émaillent  ces 
quelques  pages  ;  que  l'on  s'attache  bien  plutôt  à  la 
leçon  sublime  qui  s'en  dégage,  celle  d'un  Dieu  de 
miséricorde  qui  étend  ses  compassions  sur  toutes  ses 
■créatures,  qui  prend  pitié  d'une  grande  cité  païenne  et 
qui,  pour  emprunter  un  mot  d'Ezéchiel,  ne  veut  pas  la 
mort  du  pécheur  mais  sa  conversion  et  sa  vie. 

«  La  tendance  particulariste  n'est  pas,  au  sein  du 
judaïsme,  la  seule  manifestation  du  courant  réfractaire 
à  l'action  révélatrice  de  Dieu.  Dans  un  autre  domaine 
encore,  on  constate  une  opposition  sans  cesse  renais- 
sante et  croissante  aux  principes  de  haute   spiritualité 


NOTES    ET    DOCUMENTS  93 


qu'avaient  mis  en  lumière  les  prophètes  de  la  grande 
époque.  Les  uns  après  les  autres,  ceux-ci  s'étaient 
élevés  contre  le  formalisme,  avaient  démontré  l'inanité 
des  rites  et  des  sacrifices  et  affirmé  que  la  véritable 
piété  ne  consistait  pas  à  accomplir  minutieusement  les 
multiples  ordonnances  de  la  loi.  Amos,  Osée,  Esaïe, 
Jérémie,  tous  avaient  abondé  dans  ce  sens.  Mais 
l'instinct  légaliste  survécut  à  ces  protestations  des 
consciences  les  plus  étroitement  en  communion  avec 
Dieu.  Au  sein  de  la  communauté  juive,  plusieurs 
siècles  durant,  un  système  d'observances,  toujours 
plus  rigoureuses,  s'établit  souverainement  :  autre  trait 
du  pharisaïsme  non  moins  caractéristique  que  la 
tendance  particulariste.  Ici  encore,  la  parole  décisive 
devait  être  prononcée  par  Jésus.  Au  particularisme,  il 
a  répondu  par  ces  mots  adressés  à  la  Samaritaine  : 
«...  ni  sur  cette  montagne,  ni  à  Jérusalem...  Dieu  est 
esprit  et  il  faut  que  ceux  qui  l'adorent  l'adorent  en 
esprit  et  en  vérité  »  (Jean  IV,  21,  24).  Au  légalisme, 
Jésus  a  opposé  cette  parole  :  «  Ce  que  je  vous  com- 
mande, c'est  de  vous  aimer  les  uns  les  autres  ))  (Jean 
XV,  I7)». 


■?-    -?- 


COIN  DES  NOUVELLES 


FEDERATION  FRANÇAISE 

On  sait  que  Charles  Grauss  et  Samuel  Williamson 
ont  été  associés  dans  l'œuvre  des  Unions  Chrétiennes 
de  Jeunes  Gens.  Il  a  donc  été  tout  naturel  de  consa- 
crer à  leur  souvenir  une  seule  et  même  réunion  pa- 
triotique et  religieuse.  Elle  a  eu  lieu  le  dimanche 
27  octobre,  à  2  heures  et  demie,  au  temple  de  l'Ora- 
toire. Elle  était  présidée  par  M.  Raoul  Allier  en  sa 
qualité  de  vice-président  du  Comité  national  des 
Unions  Chrétiennes  de  Jeunes  Gens  et  de  président  de 
la  Fédération  française  des  Associations  Chrétiennes 
d'Etudiants.  Des  allocutions  souvent  poignantes  ont 
été  prononcées  par  M.  Emmanuel  Sautter.  directeur  de 
l'œuvre  des  Foyers  du  Soldat  et  ancien  secrétaire  géné- 
ral du  Comité  National  des  Unions  ;  M.  Henry  Ahier, 
membre  du  Comité  des  Unions  delà  Seine;  M.  Georges 
Diény,  commissaire  national  des  Eclaireurs  Unionistes 
de  France.  Tandis  que  ces  trois  orateurs,  sans  négliger 
de  parler  de  Grauss,  ont  mis  surtout  en  lumière  la 
physionomie  de  S.  Williamson,  notre  président  s'est 
attaché,  comme  c'était  naturel,  à  faire  revivre  la  per- 
sonnalité morale  de  Charles  Grauss.  Son  discours 
sera  publié.  L'affluencc  du  public  a  été  considérable 
et  l'on  a  senti  à  quel  point  le  deuil  de  notre  Fédéra- 
tion et  celui  des  Unions  sont  partagés  par  tous  ceux 
que  préoccupe  l'œuvre  de  reconstruction  qui  devra 
suivre  la  guerre. 

LILLE 

Ceux  de  nos  amis  qui  ont  assisté  à  l'inoubliable 
Congrès  de  Toulouse,  en  1913  —  le  Congrès  où  se 
fonda  l'union  des  «  Volontaires  du  Christ  ))  —  se  sou- 
viennent du  rapport  vibrant  qui  fut  présenté  par 
notre  ami.  le    pasteur  Pierre  Bosc,  de  Lille  :  ((  l'Appel 


COIN    DES     NOUVELLES  95 


des  foules  ».  Depuis  le  commencement  de  la  guerre, 
nous  savions  M.  Bosc  enfermé  dans  la  ville  esclave  et 
nous  n'avions  aucune  nouvelle  de  lui.  Ce  que  nous 
apprenons  aujourd'hui  nous  remue  jusqu'au  fond  du 
cœur.  Nous  l'empruntons  à  une  révélation  faite  par 
M.  Paul  Ginisty  dans  le  Petit  Parisien.  M.  Paul  Gi- 
nisty  a  trouvé  le  document  dans  les  archives  de  l'hôtel 
de  ville  de  Lille  : 

«  En  janvier  de  cette  année,  l'autorité  allemande 
réclama  vingt  nouveaux  otages  qui  devaient  être  en- 
voyés au  loin,  traités  avec  toutes  les  rigueurs  imaginées 
par  les  envahisseurs.  Or,  à  peine  ces  exigences  du  gou- 
verneur von  Graevenitz  étaient-elles  connues  que  le 
maire  de  Lille  recevait  cette  communication  : 

a  Monsieur  le  Maire, 
«  J'ai    appris    qu'il  était    question     de     transporter 
«  en    Allemagne     un     certain    nombre    d'otages    pris 
«  dans  notre  ville.  Je  sais  que,  en  semblables  circons- 
(( 


tances,  on  désigne  de  préférence  des  personnalités 
«  plus  marquantes  que  je  ne  suis.  Je  me  fais  pourtant 
((  un  devoir  de  me  mettre  à  votre  disposition.  Si  donc 
((  un  des  otages  désigné  se  trouvait  empêché  par  son 
a  âge,  son  état  de  santé  ou  telle  autre  circonstance,  je 
((  vous  prie  de  vous  rappeler  que  vous  pouvez  faire 
a  appel  à  moi.  Pierre  Bosc.  » 

Ajoutons  que  l'offre  de  M.  Pierre  Bosc,  transmise 
par  le  maire  de  Lille  aux  Allemands,  a  été  dédaigneu- 
sement repoussée  par  ceux-ci  et  c'est  seulement  à  ce 
fait  qu'il  a  dû  de  n'être  pas  transporté  dans  un  camp 
de  représailles  en  Lithuanie  où  le  régime  a  été 
particulièrement  dur.  En  réclamant  la  faveur  de  faire 
partie  du  convoi  d'otages  emmenés  selon  les  méthodes 
assyro-babyloniennes,  notre  ami  pensait  notamment  à 
un  professeur  de  sciences.  M.  Buisine,  dont  il  savait 
la  santé  dangereusement  atteinte  etqui  était  hors  d'état 
de  supporter  les  fatigues  auxquelles,  comme  ses 
-compagnons    d'infortune,     il    allait     être     condamné. 


<)(>  LE   SEMEUR 


Mais  les  Allemands  avaient  décidé  que  M.  Buisine 
serait  déporté  :  il  Ta  été  et  il  en  est  mort. 

Au  moment  d'envoyer  le  Semeur  a  l'impression, 
nous  manquons  encore  d'informations  précises  sur  nos 
amis  de  Lille.  Nous  savons  que  le  père  de  notre  cher 
Francis  Monod,  M.  le  pasteur  Paul  Monod.  a  beaucoup 
souffert  durant  l'occupation  allemande.  Il  a  souffert 
dans  sa  santé,  altérée  par  les  privations  de  toutes 
sortes,  dans  son  ministère  entravé  par  les  vexations 
quotidiennes,  dans  ses  affections  de  famille  mises  à  la 
plus  cruelle  épreuve.  Pendant  quatre  ans,  il  a  été  sans 
nouvelles  de  sa  mère  qu'il  savait  gravement  malade  et 
que,  Dieu  merci,  en  dépit  de  toutes  les  craintes,  il  a  pu 
embrasser  de  nouveau.  Dans  le  court  instant  qui  a 
séparé  la  première  occupation  de  Lille  et  celle  qui 
devait  se  prolonger  ensuite  si  cruellement,  il  a  appris 
la  mort  de  son  fils  aîné.  Quelques  jours  avant  de 
recevoir  l'affreuse  nouvelle,  il  avait*  prêché  sur  ce 
texte  :  «  Si  le  grain  de  blé  qui  est  tombé  en  terre  ne 
meurt,  il  reste  seul  ;  mais,  s'il  meurt,  il  porte  beaucoup 
de  fruit  ». 

Un  des  fondateurs  de  notre  Fédération.  M.  Vallée,  a 
joué,  pendant  toute  l'occupation,  un  rôle  sur  lequel 
nous  aurons  à  revenir.  Il  a  assumé  pendant  quatre  ans 
l'entière  direction  de  l'œuvre  d'évangélisation  de  Fives, 
qu'il  a  maintenue,  par  un  extraordinaire  dévouement, 
à  un  niveau  satisfaisant.  Il  en  a  fait  un  véritable 
centre  de  vie  spirituelle.  De  plus.il  a  exercé,  en  qualité 
d'inspecteur  du  Comité  d'alimentation  de  la  France, 
une  activité  d'ordre  général  qui  a  été  très  appréciée 
dans  tous  les  milieux.  Enfin,  il  a  continué  à  donner 
quelques  cours  de  mathématiques  à  l'Institut  industriel 
de  Lille  auquel  il  avait  été  affecté,  l'école  des  Arts  et 
Métiers  se  trouvant  fermée  du  fait  de  la  guerre. 

Nous  savons  d'une  façon  sommaire  que  notre 
groupe  de  Lycéens  chrétiens,  singulièrement  réduit  et 
réuni  à  une  autre  œuvre  de  jeunesse,  a  pu  se  maintenir, 
malgré  toutes  les  difficultés,  pendant  l'occupation 
allemande.    Malheureusement,     un    de     ceux    qui     le 


COIN    DES    NOUVELLES  97 


composaient  a  été,  comme  tant  d'autres,  enlevé  par  les 
Allemands.  Un  autre,  bravant  tous  les  dangers,  a 
trouvé  le  moyen  de  s'évader.  Nous  espérons  donner 
prochainement  des  détails  plus  circonstanciés. 

CHINE 


Le  général  Li  Shun,  gouverneur  militaire  de  la  pro- 
vince de  Kiangsu,  vient  de  doter  l'Union  chrétienne  de 
Nanking,  sa  capitale,  d'un  splendide  terrain  de  cons- 
truction, à  l'un  des  carrefours  les  plus  fréquentés  de  la 
ville. 

Lettré  et  soldat  à  la  fois,  le  général  Li  Shun  fut 
chargé,  en  1900,  de  pacifier  les  provinces  de  Shantung  et 
de  Chili  après  l'insurrection  des  boxers.  C'est  en  paci- 
ficateur qu'il  comprit  aussi  la  mission  dont  la  Républi- 
que le  chargea  plus  tard  dans  la  province  de  Honan  et 
à  Kiangsi.  Avocat  militant  de  la  paix,  il  a  résisté  à 
toutes  les  tentatives  faites  pour  l'entraîner  dans  la 
guerre  civile. 

Il  occupe  maintenant  le  centre  stratégique  d'où  il 
peut  travailler  à  la  paix  entre  le  Nord  et  le  Sud.  Nan- 
king a  une  importance  telle  qu'en  i9i3,lors  de  la  révo- 
lution, elle  changea  trois  fois  de  maître.  C'est  le  centre 
universitaire  officiel  ;  les  étudiants  s'y  comptent  par 
milliers.  L'Association  y  est  devenue  une  grande  force. 
Le  don  généreux  du  général  Li  Shun  lui  permettra 
d'ériger,  après  la  guerre,  un  bâtiment  modèle. 

Ces  faits  sont  d'autant  plus  intéressants  que  la 
Chine  traverse  actuellement  une  des  crises  les  plus 
graves  de  son  existence  millénaire. 

M.  Sherwood  Eddy,  au  retour  d'une  campagne 
d'évangélisation  intensive  à  travers  la  Chine,  conclut 
ainsi  l'étude  qu'il  publie  dans  le  numéro  d'octobre  de 
Y  International  Rêviez:)  of  Missions  :  «  C'est  l'heure  de 
prier  et  de  travailler  pour  la  Chine.  Elle  a  besoin  main- 
tenant de  l'amitié  et  de  l'aide  désintéressée  des  nations 
chrétiennes.  Les  forces  du  mal  sont  déjà  sur  le  champ 
de  bataille.  Puissent  les  forces  du  bien  être  au  moins 
aussi  actives,  aussi  hardies,   aussi  infatigables  et  irré- 

7. 


98  LE   SEMEUR 


ductibles,    car    la    Chine    se  trouve    aujourd'hui    à    la 
croisée  des  chemins.  )) 

ÉTATS-UNIS 

Une  importance  toute  spéciale  a  été  donnée  cet  été 
aux  «  conférences  ))  pour  étudiants  étrangers.  Cinq 
assemblées  de  ce  genre  ont  réuni  un  total  de  240  étu- 
diants appartenant  à  vingt-cinq  nationalités  différen- 
tes. A  l'une  des  réunions,  vingt  hommes  de  nations 
diverses  ont  répété^  l'un  après  l'autre,  chacun  dans  sa 
langue  maternelle  :  ((  Dieu  est  notre  Père  ;  nous  som- 
mes tous  frères.  )) 

A  Northfield,  les  délégués  étrangers  ont  adopté  à 
l'unanimité  une  résolution  visant  les  moyens  pratiques 
de  développer  et  de  propager  dans  leurs  pays  respec- 
tifs les  sentiments  de  confiance  et  de  bonne  volonté 
réciproques  nés  du  contact  mutuel.  Notons,  entre  autres, 
ces  deux  moyens  : 

A  l'étranger  :  «  répandre  des  renseignements  exacts 
sur  nos  peuples  respectifs,  leur  histoire,  leur  supé- 
riorité, leur  part  dans  l'œuvre  de  la  civilisation,  avec 
un  franc  exposé  des  obstacles  qu'on  y  rencontre  sur  la 
voie  de  l'accord  international.  » 

De  retour  dans  notre  patrie  :  ((  Ne  laisser  passer 
aucune  occasion  de  dissiper  tout  malentendu,  toute 
interprétation  fausse  qui  puisse  naître  dans  l'esprit  de 
notre  peuple  relativement  aux  nations  étrangères.  » 

GRANDE-BRETAGNE 

La  Fédération  des  Etudiants  Chrétiens  de  Grande- 
Bretagne  et  d'Irlande  a  célébré  la  vingt-et-unième 
année  de  service  de  son  secrétaire  général,  notre  ami 
AI.  Tissington  Tatlow.  Né  en  1876  à  Grossdoney,  il  a 
fait  ses  études  en  Irlande.  Il  se  destinait  au  ministère 
dans  l'Eglise  anglicane  dont  il  a  reçu  la  consécration. 
Attiré  par  l'œuvre  de  la  Fédération,  il  a  rempli  succes- 
sivement, depuis  1897,  les  fonctions  de  secrétaire  itiné- 
rant, puis  de  secrétaire  général  du  mouvement  anglais. 


COIN    DES    NOUVELLES  99 


Il  a  dirigé  en  même  temps  la  revue  de  la  Fédération 
britannique,  le  Student  Movement.  De  1900  à  1902,  il 
fit  un  séjour  à  la  Faculté  de  Théologie  de  Dublin  pour 
revenir  à  la  Fédération  avec  l'autorisation  de  l'évêque 
de  Londres.  Depuis  seize  ans,  il  n'a  plus  interrompu 
un  travail  qui  a  été  extrêmement  fécond  et  accompli 
dans  un  esprit  de  largeur  et  de  consécration. 

Au  moment  où  la  libération  de  la  Serbie  se  pour- 
suit pleine  de  promesses,  il  est  intéressant  de~  noter 
qu'un  noyau  de  bonnes  volontés  s'organise  en  vue 
du  travail  à  entreprendre  parmi  les  étudiants  dans  ce 
pays,  après  la  guerre. 

Sous  la  direction  de  M.  A.-W.  Blaxall,  qui  consacre 
tout  son  temps  aux  étudiants  serbes  en  Angleterre, 
une  conférence  s'est  réunie  à  Haslemere  (Surrey)  en 
avril  dernier.  Un  comité  provisoire  s'est  formé  avec 
Al.  A.  Viçlakovitch,  de  St-John  Collège  Oxford,  comme 
secrétaire. 

PAYS-BAS 

Nous  empruntons  à  un  rapport  du  Dr  H.  C.  Rutgers 
les  détails  suivants  sur  l'Association  Chrétienne  d'Etu- 
diants en  Hollande  : 

«  Depuis  quelques  années  un  courant  de  spiritualis- 
me se  manifeste  parmi  les  étudiants  hollandais.  Le 
matérialisme  d'autrefois  a  pris  fin  et  l'on  voit  surgir, 
de  nos  jours  une  tendance  manifeste  du  côté  de  la 
religion. 

((  Parmi  les  résultats  dont  ce  phénomène  est  la  sour- 
ce, nous  devons  signaler  un  développement  marquant 
des  «  mouvements  »  religieux.  Il  y  a  quelques  dizai- 
nes d'années,  de  tels  mouvements  à  base  religieuse  ne 
se  rencontraient  que  dans  quelques-unes  de  nos  Uni- 
versités. Aujourd'hui  nous  saluons  l'existence 
d'un  nombre  croissant  de  fortes  organisations  au  mi- 
lieu de  nous.  A  côté  de  notre  «  Association  hollandai- 
se »,  il  en  existe  deux  autres  :  les  «  Unions  catholiques 


LE    SEMEUR 


romaines  ))  et  1'  ((  Association  chrétienne  des  étudiants 
libéraux  )),  qui  comptent  plus  de  sept  cents  membres. 
Nous  avons,  en  outre,  des  Unions  d'Etudiants  calvi- 
nistes, des  Unions  sionistes  d'Etudiants  et  des  Unions 
pour  l'étude  des  questions  religieuses  et  morales.  Tou- 
tes ces  sociétés,  qui  datent  de  vingt  où  trente  ans,  sont 
dans  une  situation  prospère,  au  point  qu'elles  embras- 
sent aujourd'hui  plus  du  tiers  des  étudiants  hollandais. 
A  preuve  du  développement  rapide  de  ces  sociétés, 
nous  citerons  l'exemple  de  notre  ((  Association  »  hol- 
landaise. En  191 5,  le  nombre  des  membres  était  de  553, 
en  1916  de  669  et  de  783  dans  l'automne  de  1917.  C'est, 
à  l'heure  qu'il  est,  l'Union  d'Etudiants  la  plus  nom- 
breuse chez  nous;  elle  embrasse  plus  du  dixième  de 
tous  les  étudiants  du  pays. 

((  Le  développement  de  ces  associations  religieuses 
s'est  établi  non  pas  tant  dans  les  Facultés  de  théologie, 
dont  les  élèves  ne  cessent  d'aller  en  diminuant  depuis 
quelque  dix  ans,  mais  plutôt  dans  les  Facultés  de  mé- 
deoine.  Nous  comptons,  en  effet,  165  membres  en  méde- 
cine, 160  en  théologie,  135  en  droit  et  108  élèves  ingé- 
nieurs. Si  l'on  fait  exception  des  étudiants  en  théologie, 
on  constate  que,  dans  les  autres  Facultés,  l'accroissement 
est  identique  dans  toutes  nos  Universités,  si  bien  que 
le  développement  de  notre  œuvre  se  fait  normalement 
dans  chaque  Faculté. 

«  Le  ((  Mouvement  »  en  Hollande  fut  fondé  en  1895 
et  débuta  d'abord  faiblement  chez  les  étudiants  en 
théologie.  La  première  Conférence  d'été  eut  lieu  en 
1896,  elle  comprenait  70  membres.  Pendant  longtemps 
l'accroissement  ne  se  fit  que  lentement,  mais  son  champ 
d'action  s'étendait  peu  à  peu.  Dans  les  premières 
années,  on  n'eut  de  conférences  qu'en  été  et  en  hiver, 
et  des  Unions  locales  avec  réunions  de  Cercles  bibli- 
ques et  un  journal  hebdomadaire.  A  cela  vinrent  s'ajou- 
ter bientôt  des  Camps  pour  garçons,  des  Cercles  pour 
études  de  la  Mission,  des  Clubs  d'été  pour  jeunes  filles 
et  des  Cercles  d'études  sociales.  En  1912,  nous  eûmes 
la  visite  du  D'  John  Mott  et  de  M.  Robert-P.  Wilder. 


COIN    DES     NOUVELLES 


Dès  lors,  le  Mouvement  prit  un  essor  nouveau.  L'œu- 
vre exigeait  maintenant  plus  de  temps  Jet  plus  de  tra- 
vail que  n'en  pouvaient  donner  des  étudiants  appelés  à 
se  préparer  en  vue  de  leurs  examens  ;  le  besoin  d'un 
secrétaire  permanent  se  fit  sentir.  L'année  suivante,  il 
fut  nommé.  Bientôt  on  s'aperçut  que  l'oeuvre  entreprise 
devait  nécessairement  développer  son  organisation 
pour  saisir  les  occasions  nombreuses  qui  se  présentaient 
à  elle  d'étendre  son  rayon  d'action.  Dans  leur  réunion 
de  1914,  les  délégués  reconnurent  la  nécessité  de  possé- 
der une  maison  centrale  et  un  second  secrétaire 
permanent.    A  quelques  jours    de  là  éclatait  la  guerre. 

«  On  crut  d'abord  que  toute  notre  œuvre  était 
compromise.  Il  n'en  fut  rien.  Durant  l'hiver  de  1914 
les  assemblées  de  délégués  purent  se  convaincre  que 
des  horizons  nouveaux  s'ouvraient  devant  nous.  En 
présence  des  nombreux  besoins  qui  surgissaient  de  tous 
les  côtés,  le  Comité  reçut  pleins  pouvoirs  d'aller  de 
l'avant.  L'auteur  de  ces  lignes,  alors  pasteur  de 
l'Eglise  libre  dans  l'île  de  Marken,  fut  appelé  à  assumer 
la  fonction  de  secrétaire,  avec,  comme  associé,  le 
Dr  M.  van  Rhyn,  de  l'Université  de  Copenhague.  Une 
maison  convenable  s'offrit  à  nous  à  Bloemehenvel,  dans 
le  village  de  Zeist,  près  Utrecht,  et  notre  nouveau 
home  fut  inauguré  en  1916. 

«  A  partir  de  ce  moment,  les  «  Camps  ))  pour 
gymnasiens  et  collégiens  et  les  Conférences  prirent  une 
vigoureuse  extension.  Le  nombre  des  Camps  fut  doublé. 
Nous  en  comptons  maintenant  six,  comprenant  trois 
cents  futurs  étudiants.  La  Conférence  d'été  élargit  ses 
cadres  et  fut  précédée  d'une  Conférence  de  ((  leaders  ». 
On  institua  des  conférences  spéciales,  en  septembre, 
pour  étudiants  de  première  année,  avant  leur  rentrée  à 
l'Université.  La  possession  d'une  maison  centrale,  avec 
des  secrétaires  en  permanence,  rendit  possible  la 
création  de  plusieurs  activités  nouvelles. 

«  Un  terrain  autour  de  notre  maison  nous  permit  de 
recevoir  une  vingtaine  d'hôtes.  Voici  la  liste  des 
innovations  remontant  à  cette  date  : 


02  LE   SEMEUR 


«  i°  Conférences  de  «  week-end  »  (du  samedi  au 
lundi)  pour  les  associations  locales  au  début  de  Tannée 
accadémique,  afin  de  permettre  aux  membres  de  se 
connaître  et  de  passer  quelques  jours  ensemble  à 
discuter  les  projets  pour  Tannée  nouvelle. 

«  2e  Cours  bibliques  pour  étudiants,  afin  de  les 
préparer  à  diriger  les  Cercles  d'étude  biblique.  Ces 
cours,  de  huit  jours  chacun,  sont  placés  sous  la  direction 
spéciale  du  Dr  van  Rhyn. 

«  3°  Réunions  de  «  week-end  );  pour  gymnasiens  des 
Campements  et  pour  jeunes  filles  des  Clubs  d'été. 

((  40  Facilités  accordées  à  quelques  étudiants  de  faire 
dans  la  maison  des  séjours  de  plusieurs  semaines  ou 
de  plusieurs  mois,  afin  de  s'y  préparer  en  vue  de  leurs 
examens. 

«  5°  Conférences  pour  étudiants  de  la  même  Faculté 
dans  le  but  d'étudier  le  rôle  du  christianisme  dans  leur 
sphère  spéciale  d'études  et  dans  leur  vocation. 

«  Nous  avons  eu  des  conférences  pour  étudiants  en 
médecine,  en  sciences,  en  droit,  en  pédagogie  et  en 
beaux-arts.  Notre  Comité  débuta  en  consultant  des 
professeurs,  anciens  membres  de  l'Association.  Ainsi 
deux  professeurs  réputés,  que  nous  savions  sympathiques 
à  notre  œuvre,  furent  priés  d'établir  le  programme 
d'une  rencontre  des  «  dons  »  (répétiteurs)  (i)  des 
Facultés  de  médecine  et  de  sciences.  Une  quinzaine 
d'entre  eux  vinrent  passer  trois  jours  dans  notre  mai- 
son, sous  la  présidence  de  deux  professeurs,  à  discuter 
des  sujets  tels  que  :  «  Foi  et  Science  »,  «  Evolution  ». 
etc.  Le  but  était  l'élaboration  d'un  concours  de  confé- 
rences d'étudiants  sous  la  direction  de  quelques-uns 
de  ces  dons.  Cependant  une  nouvelle  rencontre  préa- 
lable des  aînés  fut  jugée  nécessaire.  Elle  doit  avoir 
lieu  en  janvier  et  fixer  le  programme  des  Conférences 
pour  étudiants.  Nous  comptons  gagner  ainsi  peu  à  peu 
toutes  les    Facultés.    Nous  avons  été  heureux    de  voir 

(i)  Etudiants  aînés  qui  font  partie  des  rouages  officiels  de 
l'Université. 


COIN    DES    NOUVELLES  103 


nos  efforts  dans  ce  sens  rencontrer  autant  d'écho 
auprès  des  amis  de  notre  «  mouvement  ». 

a  Le  travail  ainsi  organisé  prit  un  tel  élan  que  notre 
maison  devint  bientôt  trop  petite.  C'est  ce  qui  nous 
engagea  à  louer  le  château  de  Hardenbroek,  près 
Driebergen,  dans  le  voisinage  d'Utrecht,  entoure  de 
cent  vingt  hectares  de  terre.  Notre  nouvelle  maison 
peut  recevoir  une  quarantaine  d'hôtes,  avec  possibilité 
de  tirer  parti  de  dépendances  si  le  besoin  s'en  fait 
sentir. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  parmi  les  étudiants  que 
notre  action  prend  de  l'accroissement  ;  le  nombre  de 
nos  membres  étudiantes  grandit  tout  aussi  rapide- 
ment :  nous  en  comptons  actuellement  122.  Une  secré- 
taire spéciale,  Mlle  M.  Barger,  nous  prête  un  précieux 
concours,  tout  en  continuant  son  enseignement  à 
l'école. 

«  Dans  nos  Universités,  étudiants  et  étudiantes  sont 
sur  le  même  pied.  Nos  Associations  locales  compren- 
nent aussi  les  deux  sexes.  Il  en  est  de  même  dans  les 
Conférences.  Exception  est  faite  pour  les  étudiants  et 
étudiantes  de  première  année.  L'an  dernier,  nous 
eûmes  deux  clubs  d'été  pour  jeunes  filles  futures  étu- 
diantes. Comme  nous  avons  été  obligés  de  refuser, 
laute  de  place,  plusieurs  jeunes  filles,  nous  projetons 
de  créer  un  troisième  club. 

«  Nous  sommes  heureux  d'avoir  pu  faire  lace  à 
toutes  nos  dépenses,  grâce  à  l'appui  que  nous  ont 
donné  les  amis  de  notre  œuvre.  Si  l'on  tient  compte  du 
fait  que  notre  budget,  qui  était  de  8.000  francs  la  pre- 
mière année,  atteignait  l'an  dernier  32.000  francs  et  est 
aujourd'hui  de  50.000  francs,  on  comprendra  que  nous 
ayons  lieu  d'être  reconnaissants. 

«  Notre  maison  a  été  immédiatement  déclarée  d'uti- 
lité publique  et,  comme  telle,  elle  est  exonérée  de  tout 
impôt.  Cela  nous  vaut,  en  outre,  des  facilités  pour  le 
chauffage,  l'éclairage  et  la  nourriture.  Aussi  avons- 
nous  pu  tenir  sans  difficultés  nos  conférences  et  nos 
cours  et  nous  avons  lieu  d'espérer  qu'il  en  sera  de 
même  durant  tout  l'hiver. 


104  LE    SEMEUR 


RUSSIE 

Nous  manquons  de  nouvelles  —  et  personne  ne  sau- 
rait s'en  étonner  —  sur  ce  qui  a  pu  arriver  à  nos  amis 
de  la  Fédération  des  Etudiants.  Nous  savons  seule- 
ment que,  durant  l'année  1917,  l'œuvre  s'est  poursuivie 
en  dépit  des  circonstances  les  plus  défavorables. 
A  Pétrograd,  six  cercles  d'études  bibliques  se  sont 
réunis  régulièrement.  Les  réunions  du  dimanche  ont 
eu  lieu  presque  chaque  semaine  et  le  Foyer  est  resté 
ouvert.  A  Odessa,  une  réunion  publique  organisée  par 
l'Union  des  Etudiants  a  trouvé  un  auditoire  de  cinq  à 
six  cents  personnes.  Mais,  depuis  les  premiers  jours 
de  1918,  c'est  une  nuit  totale  qui  enveloppe  ce  monde 
en  révolution. 

SUISSE 


A  propos  de  la  mort  de  Charles  Grauss,  nous  avons 
reçu  deux  messages  qui  nous,  sont  allés  au  cœur.  L'un 
nous  est  venu  de  l'Association  chrétienne  d'Etudiants 
de  Genève  et  était  signé  de  son  président,  Ai.  Etienne 
Kruger.  L'autre  nous  a  été  adressé  au  nom  de  l'Asso- 
ciation chrétienne  suisse  d'Etudiants  par  son  secrétaire 
général,  M.  F.  de  Rougemont.  Tous  deux  nous  disent 
de  la  façpn  la  plus  touchante  en  quelle  estime  et  quelle 
affection  était  tenu  celui  que  nous  pleurons.  Comme 
nous,  nos  amis  de  Suisse  comptaient  sur  Grauss  pour 
l'œuvre  des  grandes  reconstructions  nécessaires,  et 
notre  affliction  est  devenue  la  leur.  Nous  remercions 
ici  ceux  qui  nous  ont  donné  cette  marque  de  fidèle  atta- 
chement. La  communion  avec  eux,  dans  la  douleur 
comme  dans  l'espérance  chrétienne,  est  pour  nous  une 
grande  force. 


Le  Gérant  .  A.  COUESLANT 

CAHORS    &    ALENÇON,    IMP.   COUESLANT.    —    20. 969 


lim  des  Groupes  d'Etudiants  Chrétiens  Français 


Pour   Renseignements   complémentaires 
s'adresser  à   Mlle  VIGUIER,  41,  rue    de    Provence 


A gtn.  Groupe  de  Lycéens. 

Atx.  Groupe  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens. 

Alais.  Groupe  de  Lycéens. 

lieljort.  Groupe  de  Lycéens. 

Besançon.  Groupe  d'Etudiants  et  Lycéens.  Gruupe  de  Lycéennes. 

Bordeaux.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Association 
d'Etudiantes  et  de  Lycéennes. 

Caen.  Association  des  Etudiants. 

Epinal.  Groupe  de  Lycéens. 

Grenoble.  Association  d'Etudiants, 

La  Rochelle.  Groupe  de  Lycéens. 

Lille.  Groupe  d'Etudiants, 

Limoges.  Groupe  de  Lycéens. 

Lyon.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  d'Etu- 
diantes et  de  Lycéennes. 

Mâcon.  Groupe  de  Lycéens. 

Marseille.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  de 
Lycéennes. 

Montauban.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  de 
Lycéennes. 

Montpellier.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Groupe 
d'Etudiantes  et  de  Lycéennes. 

Nancy.  Groupe  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens. 

Nantes  :  Groupe  de  Lycéens. 

Nîmes.  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  de  Lycéennes. 

Paris.  Association  des  Etudiants  Protestants,  Association  des  Etudiants 
en  théologie,  Société  des  Amis  des  Missions,  Groupe  des  Etudiants 
de  VU.  G.  J.  G.  de  Paris,  Association  des  Campeurs  Parisiens, 
Association  des  Elèves  de  l'Ecole  Alsacienne,  Association  des  Elè- 
ves du  Lycée  Janson  de  Sailly,  Association  de  Lycéens.  Associa- 
tion des  Etudiantes,  Association  de  Lycéennes. 

Rennes.  Groupe  d'Etudiants. 

Rochefort.  Groupe  de  Lycéens. 

Rouen.  Groupe  de  Lycéens. 

Toulouse.  Association  d'Etudiants,  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  d'Etu- 
diantes. 

Valence.  Groupe  de  Lycéens,  Groupe  de  Lycéennes. 

Versailles.  Groupe  de  Lycéens. 


BIBLIOTHÈQUE  DE:  ÉTUDIANTS  CHRETIENS 

Questions  religieuses. 

L'expérience  religieuse.  H.  Boi  0,30 

L'expérience  religieuse  et  !e  Chi.         !.  Monnier 

L'e,Ypérience  religieuse  et  la  Bible.  Mercier 

Le    progrès    dans    la    recherche    et  réalisation   de 

l'idéal.  H.  Bois 0,30 

Quelques  études  sur  la  pensée  de  Jésus.  i'îraus3. 

Les  Psaumes  ire  et  j"  séné.  J.  Kalienbach.   -        ,ue  série..        t> .* 7 5 

La  Prière  d'intercession.  H.  Bois 

«  Qui  est  ma  mère  et  qui  sont  mes  frères  r  »  \V.      onod.  . . 
Le  Problème  du  Mal,  H.  Bois 

Questions  sociales. 

L'appel  des  foules.  P.  Bosc 

La  crise  du  logement.  Roger  Merlin 

L'évolution  sociale  et  la  crise  du  caractère,  E.-J    Neel.. 

Questions  scientifiques. 

La  matière  est-elle  vivante  }  A.  Hollàrd 

La   matière   radiante.   M.  Abelous,  prof'    à    l'Université 

Toulouse <->,3<> 

L'origine  de  la  vie  et  les  sciences  paléontologique9.  Kilian.         0,30 

Questions  diverses. 

L'idée  de  patrie.  F.  de  Witt  Guizot o,ya 

La  société  des  nations.  Th.  Ruyssen 

Le   Bilan  de   la   séparation  pour  les   Eglises  protestantes. 

R.  Allier ". 

L'idéalisme  dans  le  droit  nouveau.   Donnedieu  de  VabrevS.         0,30 
L'appel  de  l'Eglise.  Prolr  Maury 0,50 

Questions  missionnaires. 

Etudiants  et  Missions.  E.  Allegret 0,30 

La  Fédération  et  les  missions.   D.  C  uve 0,30 

Le  mouvement  des    Volontaires.  Ch.  Grauss t     0,30 

L'Œuvre  de  la  Fédération. 

Conférence  de  Lyon  (  1907! 1.50 

Conférence  de  Montauban  (  1  50  pages) ; . . . .         r     » 

Conférence    de   Versailles    (Constitution    de   !a    Fédération 

française  des  Etudiants)   1898/99 0,50 

Toi,  suis  moi  !  Bordeaux,   2,50.   Franco 3     » 

Congrès  de  Montpellier  (19.10) 2.73 

Congrès  de  Lille  (  191  1) 2     » 

La  Fédération  internationale  des  Et.  chrétiens.  K.  Alliei .  .  .         0,30 

La  Fédération  française  en  191 1.  Ch.  Grauss 0,30 

La  Fédération  française  en    1911-1912.   Ch.  Grauss 

La  Fédération   française  en   1912-1913.   Ch.  Grauss 0,30 

La  Fédération    française  en  1913-191  |.  Ch.  Grauss o..|o 

Congrès  de  Constantinople.  Edition  française 1.25 

Les  Volontaires   du  Christ.    P.  Maury 0,10 

Vers  l'Unité  chrétienne.  Ch.  Grauss 0,30 

Nos  responsabilités.  R.  Allier 0,30 

Le  programme  des  Volontaires  (Lyon)  0.60 

Sous  la  tente  (Illustrations  de  Schmied) 3     » 

Domino  1912   (Le  camp  de) 

Domino  191 3  (Le  camp  de) 

Périodiques. 

Le  Semeur    Directeur  R.  Allier.   1  an S     » 

Notre  Revue.  Revue  des  Lycéens  chrétiens.  1  an a  ,5<3 

Il  ne  sera  répondu  qu'aux  demandes  accompagnées  du  montant  des 

brochures  dés;rées. 
Ajouter  pour  les  (rais  de  port  5  centimes  par  brochure  au-des 

de  o,So,  pour  les  ay/*^'  6,20.  Tarif  double  pour  l'étranger. 

Adresser  les  commandes  h  Mlle  L.  Vi$uier.41,  rue  de  Provence,  Pari?